Afin de dégager l’accès du port de Toulon obstrué par l’épave du Magenta, ordre fut donné pour son dynamitage au risque de détruire la précieuse cargaison archéologique qu’il transportait dans ses soutes. Mais par bonheur, le dynamitage effectué du cuirassé avait épargné la plus grande partie des stèles, de telle sorte que les scaphandriers qui furent chargés les jours suivants d’en récupérer les restes, en sortirent 1500 presque intactes. Et même la statue noyée de l’impératrice Sabine, elle fut à son tour remontée de l’eau. Sauf qu’elle était amputée de la tête et d’une partie du bassin que les plongeurs ne purent, malgré tous leurs efforts, retrouver.
A ce stade, on peut se demander si la catastrophe du Magenta avait suffi à mettre un terme à la boulimie de Pricot de Sainte-Marie ? Loin de là ! puisque notre insatiable prédateur d’inscriptions continua après l’accident, à extraire et à expédier vers la France, des centaines d’autres stèles, en leur adjoignant de son propre chef, des sculptures et autres antiquités tunisiennes de valeur, qu’il croisait sur son chemin au cours de sa quête effrénée de stèles.
Plus encore, il s’était permis à la demande du gouverneur général d’Algérie de l’époque – l’Algérie était sous domination française depuis 1830 – d’offrir au musée d’Alger qui venait d’ouvrir, soixante et une (61) pièces archéologiques tunisiennes de grande valeur, provenant pour la plupart des sites de Carthage et d’Utique.
LES AUTORITÉS TUNISIENNES AVAIENT-ELLES RÉAGI ?
En vérité, toute cette razzia fut organisée, sans qu’on ait trouvé la moindre trace de réaction de la part des autorités beylicales de l’époque. Cependant, rien ne nous permet de penser, que les autorités tunisiennes aient accordé leur bénédiction officielle, à l’expédition sans retour ni contrepartie, d’une telle quantité de pièces archéologiques vers la France et l’Algérie.
Ce silence officiel du côté tunisien face à une forfaiture de cette ampleur nous paraît étrange et amène à poser plusieurs questions :
Cette razzia avait-elle bénéficié d’un laisser-faire tacite, voire secret accordé par Mohamed Sadok Bey ( 1859-1882) qui pouvait espérer par cette générosité, obtenir plus de faveurs et de soutien de la part de la France à son régime vacillant ? Ou bien était-ce une connivence avec Picot de Sainte-Marie des hommes de son sérail notoirement compromis et corrompus? S’agissait-il « plus bêtement » d’une indifférence de la part des autorités beylicales vis-à-vis du patrimoine archéologique dont elle ne mesuraient ni la valeur ni l’importance pour le pays, au point de s’en défaire aussi facilement ? Cette dernière hypothèse est à écarter puisque nous savons que Sadok Bey lui-même et certains dignitaires de son entourage, portaient un intérêt accru aux trouvailles archéologiques qu’ils se plaisaient à rassembler de tous les sites du pays et à collectionner dans leurs palais respectifs à titre privatif.
Afin d’assouvir cette quête devenue un phénomène de mode des objets d’antiquité , Sadok bey avait même concédé à Mohamed Khaznadar, fils du premier ministre de triste mémoire, Mustapha Khaznadar, le monopole de l’exploitation des antiquités sur l’ensemble du territoire tunisien. Un monopole qui avait rapporté à ce favori des gains financiers considérables, car Mohamed Khaznadar vendait une bonne partie des objets archéologiques qu’il rassemblait, à des acquéreurs étrangers, qui les expédiaient en toute liberté vers leurs pays respectifs.
Cette immense braderie de notre patrimoine archéologique se déroula au cours d’une étape particulièrement difficile de l’histoire moderne de notre pays. L’Etat beylical était en déliquescence, profondément corrompu et trop perméables aux influences et manigances des puissances étrangères.
KHAIR-EDDINE Et LE PREMIER PROJET DE MUSÉE NATIONAL?
Y a-t-il un rapprochement à faire entre les échos et les retombées en Tunisie de la catastrophe du Magenta à la fin de l’année 1875 et la décision prise en 1876 par le grand vizir de l’époque, Khair-Eddine Pacha, de créer un grand musée archéologique à Tunis ? On n’a pas suffisamment d’éléments pour répondre par l’affirmative à cette question, mais ce lien nous parait fortement probable.
Pressé de constituer le fonds de l’institution muséographique salutaire qu’il avait projeté de fonder, Khair-Eddine ordonna le transfert des biens archéologiques collectionnés par les privés à la propriété de l’Etat, à commencer par la saisie effectuée manu militari des réserves accumulées par le douteux Mohamed Khaznadar. Dans le même temps, il engagea une vaste collecte des antiquités trouvées partout dans le pays.
Mais la suite des événements en décida autrement, puisque la démission précipitée de ce grand vizir moderniste en 1877 avait d’un coup tout interrompu. Après son exil, même les fonds qu’il avait consacré tant de moyens et de détermination à rassembler pour le musée, furent pillés et de nouveau dispersés.
ÉPILOGUE :
Ce n’est que 120 années plus tard que des chercheurs français du groupe de recherches en archéologie navale – Gram- reprirent les plongées à la recherche de ce qui était resté sous les sédiments marins, des stèles du Magenta. En 1994, L’équipe du GRAM a réussi après beaucoup d’efforts, à faire remonter une soixantaine d’autres stèles et en plus, à retrouver la tête perdue de la statue de Sabine, qu’on peut admirer actuellement au musée du Louvre.
Quant aux 60 stèles repêchées, elles sont encore conservées au fort Saint Nicolas à Marseille, là où furent emprisonnés en 1940, Habib Bourguiba et six de ses compagnons de lutte. Pure coïncidence !
Boubaker Ben Fraj