Lahouari Addi : « L’islamisme est l’expression de la pauvreté intellectuelle de nos sociétés »

Dans cet entretien accordé à notre confrère « algeriecultures.com », Lahouari Addi revient sur les limites intellectuelles du nationalisme radical et de l’islamisme, leur responsabilité dans la panne historique des pays du monde arabo-musulmans ainsi que sur la nécessité de refonder l’ordre culturel qui règne dans ces pays en redéfinissant leur rapport à l’individu, à l’Autre, notamment l’Occident, à la religion et aux instances de la modernité que sont la société, l’État de droit et le marché.

Dans votre dernier livre Le nationalisme arabe radical et l’islam politique. Produits contradictoires de la modernité (Barzakh, 2017), vous dites en gros que la démocratisation et le développement des pays arabes et musulmans sont restés otages d’une part, du populisme et, d’autre part, du nationalisme dans ces deux acceptions politique et culturelle (Radicalisme et islamisme). Dans cette équation, quel est l’élément le plus déterminant, l’Homme ou l’Histoire ? Autrement dit, est-ce que la panne historique des sociétés arabo-musulmanes est due aux limites intellectuelles des acteurs qui en sont issus ou aux conditions socio-historiques générales dans lesquelles se trouvent ces mêmes sociétés ?

Il n’y a pas d’un côté l’histoire et de l’autre l’homme. L’homme fait l’histoire dans des conditions culturelles héritées du passé et sous la pression des intérêts de groupe d’individus. Les idéologies se forment pour défendre les intérêts des groupes, mais ces idéologies ont besoin de connaissances intellectuelles pour être efficaces historiquement. Si nous mettons à part le conservatisme traditionnel des monarchies, le monde arabo-musulman a connu au cours du dernier siècle deux idéologies qui ont cherché à rattraper le retard sur l’Occident : le nationalisme arabe radical et l’islam politique. Mais ces deux idéologies sont liées à la culture politique ambiante qui est, pour des raisons historiques, populiste. Le populisme n’est pas la défense du peuple ; il est la dissolution de l’individu et de ses droits dans une image abstraite du peuple. Mais le populisme a été une nécessité idéologique dans le combat anticolonial. Après l’indépendance, il est devenu une ressource pour les régimes autoritaires. La question que vous posez a une portée profonde et me permet de souligner la faiblesse intellectuelle du nationalisme arabe radical et de l’islam politique. N’est-il pas surprenant que ni Michel Aflaq, l’idéologue du nationalisme arabe, ni Hassan el Banna, fondateur de l’organisation des Frères Musulmans, n’ont compris la nature de l’avance de l’Occident ? Si nous ne prenons pas conscience de la nature de notre retard, nous ne pourrions jamais nous développer. Michel Aflaq croyait qu’il suffisait d’être indépendants et de développer l’économie pour que le monde arabe ressuscite (baath) dans l’unité des empires du passé. Hassan al Banna, lui, croyait qu’il suffisait de revenir au vrai islam pour faire renaître la brillante civilisation musulmane qui s’étalait sur trois continents. Ce qu’il ignore, c’est que ce sont Ibn Hanbal et Ibn Taymiya, théologiens dont il se réclame, qui ont détruit la pensée dans la civilisation musulmane. Michel Aflaq et Hassan al Banna ne savaient pas en quoi consistait l’avance de l’Occident. Jusqu’aux 16èm-17èm siècles, l’Europe et l’islam partageaient la même métaphysique abrahamo-platonicienne qui avait structuré la culture médiévale autour de la Méditerranée. Avec les Lumières, la culture européenne a rompu avec l’essentialisme de Platon, et les musulmans sont restés dans le paradigme néo-platonicien. L’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798 a montré que l’Europe et le monde musulman n’appartenaient plus à la même temporalité intellectuelle. Et depuis le 19èm siècle, notre retard s’est approfondi, aggravé par la domination coloniale. Rappelez-vous ce que disait Malek Bennabi : si nous avons été colonisés, c’est parce que nous étions colonisables. Nous continuons aujourd’hui d’être colonisés par l’empire américain qui a pris le relais des anciennes puissances européennes.

« Le populisme n’est pas la défense du peuple ; il est la dissolution de l’individu et de ses droits dans une image abstraite du peuple. »

Le nationalisme arabe radical et le discours islamiste sont étrangers à la conscience historique des sociétés arabo-musulmanes, écrivez-vous. En Algérie, quels seraient les discours qui ont une configuration dans notre conscience historique ? Les courants politiques qui s’expriment aujourd’hui correspondent-ils à des réalités sociales et culturelles historiquement construites ?

Non, j’ai écrit que le nationalisme arabe et l’islam politique ne connaissent pas le concept de conscience historique. Pour ces deux idéologies, l’homme musulman n’est pas un sujet historique. C’est une essence éternelle. Le sujet est le groupe. Or, à la différence de l’individu, le groupe n’a pas de conscience ; il a des mythes. Le concept de conscience, que la culture médiévale ignore, est constitutif de la modernité. Nous pouvions attendre plus du nationalisme arabe radical sur le plan intellectuel que de l’islam politique. En réalité, ils montrent les mêmes limites idéologiques. Tous se focalisent sur la libération du groupe perçu comme communauté nationale par le premier et comme communauté religieuse par le second. Mais ils n’ont pas vu que le groupe est composé d’individus. Si le nationalisme arabe radical et l’islam politique ne reconnaissent pas les droits de l’Homme, c’est parce que pour eux, l’individu-citoyen est une abstraction. C’est pour cela que nous exprimons notre solidarité légitime pour les Palestiniens comme groupe opprimé et nous ne le faisons pas pour les Syriens assassinés par Bachar al Assad. Dans le premier cas, Israël touche à la communauté palestinienne, alors que dans le second Assad tue des individus. L’ordre politique de la modernité ne repose pas sur le groupe, mais sur l’individu dont la vie et les biens sont protégés par la loi.

« Si le nationalisme arabe radical et l’islam politique ne reconnaissent pas les droits de l’Homme, c’est parce que pour eux, l’individu-citoyen est une abstraction. »

Vous pointez du doigt les limites idéologiques de pratiquement tous les mouvements politiques qui ont marqué notre aire géographique durant les deux derniers siècles. Selon vous, quel est l’horizon historique auquel devraient tendre raisonnablement les mouvements politiques, notamment démocratiques, dans le monde arabo-musulman et, particulièrement en Algérie ?

De mon point de vue, la culture dominante dans le monde musulman est une culture médiévale. Pour dépasser cette situation, il faut renforcer l’enseignement de la philosophie et des sciences sociales dans le système de l’éducation. La philosophie et les sciences sociales sont déterminantes dans l’élévation du niveau de la culture scientifique de la population. Elles aident à détruire les mythologies et les mystifications. Est-il étonnant que le monde arabe avec ses centaines d’universités n’a pas un seul philosophe de dimension internationale ? Pourtant dans le passé, notre culture a donné naissance à Al Farabi, Ibn Roshd, etc. C’est de la culture moderne que naissent les démocraties.

« La philosophie et les sciences sociales sont déterminantes dans l’élévation du niveau de la culture scientifique de la population. Elles aident à détruire les mythologies et les mystifications. »

En Algérie, certains citent Avril 80 comme moment fondateur et porteur de perspectives démocratiques, d’autres citent Octobre 88 en lui attribuant les vertus d’un moment fondateur dans l’histoire de la démocratie en Algérie. Qu’en est-il selon vous ?

Avril 1980 a mis en lumière les limites du populisme unanimiste qui se construit sur la négation de la diversité sociologique et linguistique. Face à la domination coloniale, il fallait insister sur l’homogénéité de la société. Une fois l’indépendance acquise, cette tâche a perdu de sa pertinence et de sa réalité. L’Algérien n’est pas un être abstrait ; il est Oranais, Chaoui, Targui, Kabyle… avec les particularités locales. Avril 1980 a été une révolte du concret local contre l’abstrait national. Si cela s’est manifesté en Kabylie, c’est parce que là, la langue maternelle était niée. Octobre 1988 a été une révolte d’une autre nature. Les protestataires sentaient de façon confuse que l’Etat était coupé de la société et qu’il était entre les mains d’une caste préoccupée par ses intérêts. Pour s’en sortir, le régime a permis la critique du pouvoir formel et a mis le pouvoir réel sous protection. L’idée est que le président et les ministres sont responsables de la situation du pays mais pas ceux qui les désignent.

« Avril 1980 a été une révolte du concret local contre l’abstrait national. Si cela s’est manifesté en Kabylie, c’est parce que là, la langue maternelle était niée. »

Vous expliquez l’échec des mouvements politiques postcoloniaux par leur propension à nier le conflit social, à combattre le marché et à sous-estimer la dimension culturelle du développement. On constate, aujourd’hui encore, que toute la classe politique algérienne, qu’elle soit dans l’opposition ou dans le pouvoir, est dans ce schéma. Que faire, selon vous, pour briser ce consensus populiste qui empêche l’Histoire d’avancer ?

Le nationalisme arabe radical a été révolutionnaire dans le combat anticolonial avec Michel Aflaq, Nasser, Boumédiène, Assad… Mais son échec à construire la modernité s’explique par son opposition obsessionnelle à la formation d’une société civile. Les régimes de Nasser, Boumédiène… voulaient insérer le pays dans la modernité mais ils ne percevaient pas qu’ils combattaient la modernité en refusant le marché, la société civile et l’Etat de droit. Tout comme l’islamisme, le nationalisme arabe radical est une synthèse de culture médiévale et d’aspirations à la modernité.

Où est-ce que vous situez la responsabilité des hommes dans ce cas de figure ?

La responsabilité des hommes s’inscrit dans les conditions historiques qui sont les leurs. En Algérie, il y avait des hommes qui auraient pu moderniser le pays. Je pense à Ferhat Abbas, mais il n’avait pas de soutien populaire. Les élites de la révolution ont préféré suivre Ben Bella et Boumédiène dont le populisme était en rapport avec la culture dominante. Les masses populaires ne se reconnaissaient pas dans le programme de Ferhat Abbas. Les masses populaires sont actrices de l’histoire et pas toujours dans le bon sens.

Vous parlez d’une « bourgeoisie monétaire antilibérale et opposée à la démocratie » en Algérie et en Egypte notamment. Or, partout, c’est souvent la bourgeoisie qui pousse vers des ruptures pro-libérales. Qu’est-ce qui fait la particularité de la « bourgeoisie algérienne » ?

Si l’on se réfère à l’expérience de l’Europe, la bourgeoisie n’est pas seulement une classe qui a de l’argent, sinon quelle serait la différence avec l’aristocratie de la féodalité. La bourgeoisie est une classe sociale qui détient du capital qui crée des richesses en exploitant le travail. Elle a combattu en Europe le pouvoir féodal qui vivait de la rente foncière et a imposé des limites institutionnelles au pouvoir exécutif pour créer les conditions de la concurrence et de l’accumulation. Or, la bourgeoisie algérienne ne crée pas des richesses ; au contraire, sa richesse provient des pratiques spéculatives, aidée par un personnel d’Etat qu’elle corrompt pour avoir une part de la rente pétrolière. Dominée par les importateurs et les entrepreneurs de bâtiments qui vivent des demandes de l’Etat, la bourgeoisie algérienne n’aime ni la concurrence, ni l’autonomie de la justice et encore moins la démocratie. Evidemment le régime algérien préfère ce type de bourgeoisie parce qu’elle ne cherche pas à poser des limites institutionnelles au pouvoir exécutif. Elle obtient ce qu’elle veut par la corruption.

« Vers le post-islamisme ? » écrivez-vous. Les pays de la région sont-ils condamnés à conjuguer leur avenir avec l’Islam ?

Vous semblez avoir peur de l’islam. Vous avez tort. Il faudrait avoir peur de l’interprétation médiévale de la religion, pas de la religion en soi. L’islamisme est l’interprétation médiévale de l’islam mélangée à des revendications légitimes face à des régimes autoritaires. Mais l’islamisme est condamné à évoluer comme c’est le cas avec le Wassat égyptien, Nahda en Tunisie ou l’AKP en Turquie. Le leader tunisien de la Nahda dit qu’il n’est pas islamiste mais démocrate musulman. Le premier ministre marocain Saad Othmani affirme que l’islam ne sépare pas politique et religion mais les distingue. Ce sont des évolutions notables. Il y aura dans le futur des partis islamistes ou musulmans qui rappelleront les partis chrétiens-démocrates de l’Europe. Il ne faut pas oublier que les islamistes, je veux dire les leaders, n’ont pas une connaissance de la riche tradition des débats dans l’islam classique. Si vous lisez Qutb ou Mawdudi, vous avez l’impression que ce sont des enfants de 15 ans qui commentent des versets du Coran. Ils présentent Dieu comme un être méchant prêt à punir, alors que tous les versets du Coran parlent d’un Dieu miséricordieux (rahim). Les islamistes appauvrissent spirituellement et intellectuellement l’islam, si on les compare à Al Ash’ari, Al Ghazali qui citaient Platon, Aristote, Pythagore… L’islamisme est l’expression de la pauvreté intellectuelle de nos sociétés.

Dans la dernière partie de votre livre, vous plaidez pour la non-diabolisation de l’Occidental par les Musulmans en expliquant que les guerres et les conflits dans le monde sont dus au caractère belliqueux de l’Homme et non à la méchanceté des uns et la bonté des autres. Un musulman cosmopolite est-il possible dans les conditions actuelles de notre monde ?

Les élites nationalistes et islamistes ne connaissent pas l’Occident et le réduisent à un système de domination. Pour nous Algériens, nous réduisons souvent la France aux criminels Bugeaud et Bigeard. Mais la France c’est aussi Descartes, Montesquieu, Pasteur… C’est ce qu’avait essayé de dire Ferhat Abbas mais il n’a pas été écouté. L’Allemagne de Kant, qui affirmait que l’homme est une fin en soi et non un moyen, a donné naissance à Hitler, un monstre à forme humaine. Le Bien et le Mal font partie de l’anthropologie de l’homme. L’Occident, c’est la traite des esclaves, l’extermination des Indiens d’Amérique, les guerres coloniales, les première et deuxième guerres mondiales, etc. Mais c’est aussi l’Etat de droit, la liberté de conscience, la séparation des pouvoirs, Kant, Marx, Shakespeare, Rousseau, Zola, etc. Les pays musulmans, en tant que pays du Tiers Monde, ont un différend politique et non ontologique avec l’Occident. S’il faut avoir du mépris pour Donald Trump, qui incarne ce qu’il y a de plus égoïste et de plus laid dans l’homme, il faut avoir du respect pour Bernie Sanders soutenu par une grande partie de l’électorat américain. Sanders est un ami des peuples du Tiers Monde, et nos pays doivent établir des relations avec le courant humaniste qu’il représente pour établir un droit international fondé sur la justice et la paix.

Vous dédiez votre livre à Hocine Ait Ahmed et à Mohamed Benahmed, en disant qu’ils ont essayé à leur manière de surmonter les limites idéologiques du nationalisme populiste. Pouvez-vous nous en dire plus ? Ait Ahmed et Benahmed seraient-ils deux uniques acteurs à inscrire leur engagement politique dans cette perspective ?

Il y eu des leaders dans le mouvement national qui avaient le sens des perspectives historiques et qui savaient ce qu’est un Etat de droit. Parmi eux, je citerais Hocine Aït Ahmed et Mohamed Benahmed connu sous le nom de Commandant Moussa. J’ai eu la chance de les rencontrer plusieurs fois et de discuter avec eux. J’ai été épaté par leur culture et leur attachement à leur société. Quand je parlais avec Aït Ahmed, j’avais l’impression de discuter avec un collègue professeur d’université, tant ses connaissances en science politique, en sociologie, en histoire, en droit… étaient immenses. Et dire que ce monsieur est l’un des pères de l’ALN en sa qualité d’ancien responsable de l’OS. Son projet pour le pays était un Etat de droit, une culture sécularisée avec le respect pour l’islam, une économie développée et la dignité pour chaque Algérien quelle que soit sa condition. Quant au Commandant Moussa, c’est un nationaliste hors du commun. Il a été instituteur en 1939 dans la région d’Oran, et a démissionné parce qu’il ne supportait pas la façon dont était enseignée l’histoire de l’Algérie à l’école. Il avait une vaste culture classique allant de Sophocle à Chateaubriand en passant par Omar Khayyam. En 1961, il s’est désolidarisé de Boumédiène en 1961 à la suite du différend avec le GPRA. Je lui ai posé la question pourquoi il n’a pas suivi le colonel Boumédiène dont il était un des bras droits à l’Etat-Major ? Il m’a lancé un regard furieux en disant : « Nous 6 sommes des militaires et en tant que tels, nous obéissons aux autorités civiles légitimes. Et le GPRA était l’institution légale détenant sa légitimité du CNRA ». Pour donner une telle réponse, il faut avoir une culture moderne que ni Boumédiène ni Ben Bella ne possédaient. L’Algérie a raté l’opportunité de se développer et de se moderniser avec des hommes comme Ferhat Abbas, Aït Ahmed, Commandant Moussa… qui offraient une vision pour surmonter les obstacles idéologiques du nationalisme arabe radical. Il faut maintenir vivantes leurs pensées qui instruiront les générations futures.