Taoufik Jebali a accordé, tout à l’heure, une interview à Amel Smaoui. C’était plutôt une causerie sympathique et à bâtons rompus, un échange bon enfant. A un moment donné, il effleure avec délicatesse le sujet des fictions ramadanesques. L’homme de théâtre explique que nous baignons dans un climat délétère et vivons dans un « environnement corrupteur ». Il estime également que, de nos jours, le « génie créateur » ne sert plus à rien. En somme, Taoufik Jebali fustige la médiocrité qui gangrène la société tunisienne d’aujourd’hui. Ses propos m’ont inspiré la réflexion suivante :
Les chaînes de télévision privées se multiplient et se ressemblent. Toutes les productions télévisuelles vont dans le même sens, le centre de gravité se trouve toujours du côté du téléspectateur. En effet, on fait en sorte que la télévision soit sa chose, elle est indexée sur ses désirs et sa médiocrité. Cet échange qui se fait entre le téléspectateur et la télévision arrange les deux parties, il existe même une corrélation entre elles : le téléspectateur est satisfait du contenu qui lui est proposé et, en conséquence de cela, la télévision renfloue outrageusement ses caisses.
Cet échange basique se produit au détriment de la qualité, et les gens compétents se trouvent condamnés. En effet, leurs compétences deviennent de facto rigoureusement inutiles, voire handicapantes et fâcheuses, puisqu’on les oblige à faire fi de leur singularité. Quant à leur bagage intellectuel, ils peuvent se le foutre où ils voudront.
L’on se met, à partir de là, à cultiver la médiocrité. Et comme les Tunisiens sont conformistes, allergiques à la transgression, notamment quand il s’agit de mœurs et de religion, et comme ils n’aiment pas l’individualité, malgré leur individualisme exacerbé, l’on se met à réaliser des fictions à coups de préjugées et de clichés et en plagiant les productions américaines de mauvaise qualité.
En somme, il ne faut jamais trop s’écarter de la norme ou heurter de front la morale établie. Même si, chaque année, certaines fictions tunisiennes déclenchent des petites polémiques concernant l’immoralité de telle ou telle scène, elles obéissent à un schéma majoritairement acceptable et toléré par le commun des Tunisiens. Certes, on boit de l’alcool et on voit de plus en plus d’armes à feu dans les productions tunisiennes, américanisation oblige, mais le langage reste aseptisé et le sexe totalement absent.
Les gens de la télé ont compris qu’il faut plaire à la majorité et qu’il ne faut jamais appartenir au camp minoritaire. Au-delà de l’appât du gain et de la course effrénée à l’audimat que se livrent les chaînes, les Tunisiens, y compris les gens de la télé, contrairement aux Occidentaux, ne cultivent pas la singularité et n’ont pas une culture forte de la différence. Ils n’ont pas envie d’être minoritaires, d’ailleurs ils ne savent même pas ce que cela veut dire. Aussi les Tunisiens veulent toujours faire partie du groupe gagnant. Et le groupe gagnant, c’est la majorité, c’est la société.
Quand la télévision fait partie du groupe gagnant, quand elle satisfait la majorité/société, le public suit, souvent en rouspétant un peu, mais il suit quand même ; ce qui permet à la télévision d’amasser beaucoup d’argent. En fait, la télévision ne demande pas aux gens d’être satisfaits de ce qu’elle leur propose, et encore moins d’aimer, mais de suivre son programme. Et, pour que les gens suivent, il faut leur proposer quelque chose qui capte leur attention et qui leur soit intelligible, quelque chose qui les titille sans les choquer. Bref, il faut leur proposer de la « merde halal ».
Pierrot LeFou