
Boubaker Ben Fraj
Nous étions entrain de préparer l’édition 2008 de la foire du livre de Tunis, lorsqu’une amie qui travaillait chez Gallimard m’apprit que la prestigieuse maison d’édition s’apprêtait à publier la version française d’un roman suédois, qui avait connu à l’époque un très large succès en librairie à travers toute Europe.
Si elle avait jugé bon de m’en avertir, c’est parce que ce best-seller titré « Montecore, un tigre unique », était écrit par un jeune auteur du nom de Jonas Hassen Khémiri, né d’un mariage mixte Tuniso- suédois . Elle m’apprit par ailleurs que le père du romancier, originaire de la ville de Jendouba, résidait en Suède et avait connu antérieurement la mère de notre jeune écrivain à Tabarka, quand elle venait chaque été bronzer sur les sables dorés de sa plage, vers le milieu des années 80.
Cette information ne pouvait pas me laisser indiffèrent, du moment qu’il s’agissait d’un talent littéraire issu d’un brassage culturel tuniso-scandinave intéressant ; qui avait atteint la célébrité hors de nos frontières alors qu’en Tunisie , personne n’en avait encore entendu parler.
Aussi, la décision de l’inviter pour présenter en première à Tunis la version française de son roman ne tarda pas à venir; d’autant que l’éditeur Antoine Gallimard lui-même, avait exprimé le souhait de se déplacer à Tunis à l’occasion, pour prendre part à l’événement.
Par souci de prudence, et avant d’envoyer à notre jeune écrivain une invitation officielle, je m’étais adressé à notre ambassade à Stockholm pour en savoir plus sur la personne. La réponse fut plus qu’encourageante et notre chargée d’affaire de l’époque m’affirma qu’elle connaissait personnellement ce jeune talent et appréciait beaucoup son affection pour la Tunisie ; pays vers lequel il revenait souvent incognito passer des vacances et à l’occasion, rendre visite à son père, rétabli à Jendouba après son divorce et à sa grand-mère, à laquelle il était particulièrement attaché. Ce fut d’ailleurs notre mission diplomatique qui se chargea de l’informer de notre invitation et de la lui remettre en main propre ; Invitation qu’il accueillit avec beaucoup de joie.
Entre-temps, nous prîmes soin de « fuiter » la nouvelle aux médias locaux, qui la reprirent instantanément et largement à leurs comptes, tout en louant l’initiative.
Pour présenter le roman et introduire son auteur, on ne trouva pas mieux que de solliciter le concours de l’un de mes amis, universitaire de son Etat et critique littéraire reconnu, auquel je remis la copie zéro du roman que la maison Gallimard m’avait envoyée, afin de la lire et trouver matière pour son intervention.
Il ne restait que deux ou trois jours avant l’ouverture de la foire, quand je reçus un appel téléphonique surprenant de cet ami qui se reconnaîtra. Il crut bon de m’alerter – confidentiellement- sur le fait que le roman objet de toutes nos sollicitudes, contient des passages blasphématoires à l’encontre du prophète !!! Alerte qui ne pouvait pas ne pas me déstabiliser, sachant qu’au moment des faits, au Pakistan, en Iran et ailleurs, des manifestations violentes étaient organisées pour protester contre les caricatures danoises fortement controversées .
Désemparé, j’avais prié notre critique littéraire de me renvoyer par le moyen le plus rapide, la copie du livre que je lui avais remise et d’y signaler au marqueur tous les passages incriminés. J’ai reçu la copie dans la journée.
En feuilletant nerveusement le roman, j’étais facilement tombé sur deux paragraphes signalés, dans lesquels l’auteur exprime avec un style assez incisif, un certain ras-le- bol et même du dégoût à l’égard d’un « prophète » qu’il ne nommait pas et dont il ne désignait nullement la religion. Ce silence m’interpellât et me poussa à avaler à rebours les pages qui précèdent ces propos jugé « irrévérencieux » , afin d’en savoir sur le contexte et les motivation qui ont poussé l’auteur à exprimer ce dépit envers le « prophète ».
Et qu’elle ne fut ma surprise en découvrant que le prophète dont il est question dans ce roman, n’a absolument rien à voir, ni avec celui de l’Islam, ni celui d’aucune autre religion divine !
Au fait, le jeune et très talentueux auteur parle de l’opus universellement célèbre de Gibran Khalil Gibran et il ne fait qu’exprimer dans ces propos « blasphématoires », son irritation de constater que les élites en Occident connaissent très peu de choses sur les richesses de la civilisation arabe. Et même quand il leur arrive d’évoquer en sa présence sa littérature de manière hypocritement élogieuse, ils n’avaient souvent en tête qu’un seul nom : Gibran Khalil Gibran, et un seul livre « Le prophète ».
Ouf ! Dès que j’ai compris de quel prophète et de quel blasphème il s’agissait, j’ai cessé de transpirer
Boubaker Ben Fraj