Constitution : l’article 5 est extrêmement dangereux pour la liberté et pour l’égalité

Veuillez m’excuser d’avance pour la longueur du statut. Je vous recommande de le lire jusqu’au bout. Il ne peut être compris que s’il est lu jusqu’à la fin.

Art. 5 du projet de Constitution: « La Tunisie fait partie de la Umma islamique. Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation de l’être, de l’honneur, des biens, de la religion et de la liberté.« 

« La Tunisie fait partie de la Umma islamique ». Qu’est-ce que juridiquement la Umma islamique en 2022? Je dis bien juridiquement et non pas d’un point de vue religieux (car on parle là de la Constitution qui est un texte juridique).

Il est intéressant de noter que cette phrase met en exergue l’aspect collectif, l’appartenance à une communauté, contrairement à l’article 1e de la Constitution de 2014 (qui reprenait les dispositions de la précédente Constitution). L’article 1e ne fait pas référence à une communauté ou un ensemble. Il constate que la religion de la Tunisie est l’Islam, ce qui laisse la porte ouverte à une interprétation selon laquelle l’Etat (la Tunisie est un Etat) est musulman.

L’appartenance à l’Umma islamique, telle que mentionnée dans le projet de Constitution, met-il en place un lien plus étroit, ou au contraire est-ce qu’il distend le lien entre l’Etat et l’Islam?

Il faut se mettre dans la peau d’un juge constitutionnel très conservateur ou très libéral. Que verrait-il dans cette nouvelle formulation? Je pense que cette nouvelle formulation, même si elle s’efforce en réalité de distendre le lien juridique en marquant uniquement l’appartenance à une communauté, n’est pas claire du tout. Un juge très conservateur peut très bien y trouver prétexte à considérer que le droit doit être interprété à l’aune des sources religieuses, mais moins que dans l’article 1e de la Constitution de 2014. A priori. Cependant, un article doit être lu et interprété dans son entièreté et en considération des autres articles de la Constitution. Continuons donc notre lecture analytique.

La 2e phrase de l’article dispose que « Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation de l’être, de l’honneur, des biens, de la religion et de la liberté.« 

On constate que la phrase commence par « SEUL l’Etat » et non pas « l’Etat » et pose 5 conditions sans ordre de priorité:
– la préservation de l’être
– la préservation de l’honneur
– la préservation des biens
– la préservation de la religion
– la préservation de la liberté

[MISE A JOUR: De prime abord, j’ai compris l’expression « dans la préservation » comme « en respectant la préservation » et, par conséquent comme un cadre, une limite à ne pas dépasser par l’Etat lorsqu’il garantit les préceptes de l’islam. Cependant, une autre interprétation plus pessimiste consisterait à dire qu’il va garantir les préceptes de l’islam dans ces 5 matières: l’être, l’honneur, les biens, la religion et la liberté. Mais cette interprétation ne me parle pas. Que voudrait dire « garantir les préceptes de l’islam dans la préservation de la religion » par exemple? La phrase ne me semble pas logique. Mais je me trompe peut-être. La suite de mon texte prend pour base mon interprétation première.]

Parenthèse avant de continuer: Je note que l’EGALITE ne fait pas partie des conditions citées et je dois (et vous devez) avoir cela en tête lors de la lecture de la Constitution.

Je reprends là où j’étais.

Avec « SEUL l’Etat », on comprend que cette phrase a été rédigée de sorte à exclure tout intervenant autre que l’Etat en ce qui concerne « la réalisation des préceptes de l’islam ». Il s’agit de poser un contrôle total de l’Etat. Ainsi aucune église, par exemple, ne pourrait voir le jour et se donner pour but « la réalisation des finalités de l’islam ». Quid des associations? ou de communautés informelles? Et quel islam ? Est-ce que l’Etat contrôle uniquement l’islam malekite par exemple? Qu’en est-il des autres écoles ou courants, même les plus minoritaires ou improbables? Auront-ils le droit d’exister? Sinon, ne serait-ce pas contradictoire avec les articles 26 et 28 du projet qui affirment la liberté de conscience et la liberté de culte? Laissons ces questions pour le moment; on y reviendra.

Cette 2e phrase de l’article 5 du projet pose également des conditions à l’Etat. Celui-ci, dans le cadre de sa réalisation des « préceptes de l’islam », se doit de préserver l’être, l’honneur, les biens, la religion et la liberté.

Je vais commencer par le plus facile: les biens.

« Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation de l’être, de l’honneur, des BIENS, de la religion et de la liberté.« 

Je comprends qu’en oeuvrant pour la réalisation des préceptes de l’islam, l’Etat ne peut porter atteinte aux biens. Par exemple, il ne pourrait pas exproprier une personne.
Un peu moins facile: la liberté.

« Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation de l’être, de l’honneur, des biens, de la religion et de la LIBERTE.« 

Je comprends qu’en oeuvrant pour la réalisation des préceptes de l’islam, l’Etat ne peut porter atteinte à la liberté, telle que déclinée dans ses différentes formes dans le chapitre 2 du projet. Je reviens donc à mes précédentes questions concernant la liberté de conscience (article 26) et la liberté de culte (article 28). Et je vais répondre: non, a priori, à ce stade de l’analyse, il n’y a pas de contradiction. « Seul l’Etat oeuvre pour la réalisation des finalités de l’islam dans la préservation (…) de la liberté » « de conscience » et « Seul l’Etat oeuvre pour la réalisation des finalités de l’islam dans la préservation (…) de la liberté » « de culte tant qu’elle ne contrevient pas à la sécurité publique ».

Mais cette interprétation n’est pas complète. La préservation de la liberté est une limite pour l’Etat dans la réalisation des préceptes de la religion, mais elle est en réalité elle-même limitée par les 4 autres conditions qui ont été posées sans ordre de priorité et notamment la condition de la « religion ».

Je rappelle le texte de l’article 5 du projet de Constitution: « La Tunisie fait partie de la Umma islamique. Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation de l’être, de l’honneur, des biens, de la RELIGION et de la liberté.« 

En effet, pourquoi citer la « religion » ? Reprenons la phrase analysée en se focalisant sur le terme « religion »: « Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation (…) de la religion. »

Qu’est-ce que cela veut bien dire?

D’abord, je dois d’abord traiter une question essentielle: est-ce que le terme « religion » ici désigne uniquement l’islam ou n’importe quelle religion? Je crois qu’il s’agit bien de l’islam, sinon on aurait mis « religions » au pluriel.

Alors pourquoi cette condition? Je pense que cette condition n’a pas été posée comme limite à l’Etat dans sa réalisation des préceptes de l’islam car cela n’a pas de sens. Elle a été posée pour limiter les autres conditions et notamment celle concernant la liberté.

Je reprends la phrase avec les 2 termes « religion » et « liberté »: « Seul l’Etat œuvre pour la réalisation des préceptes de l’islam dans la préservation (…) de la religion et de la liberté« 

Cela veut dire que l’Etat oeuvre seul à la réalisation des préceptes de l’islam dans un souci d’équilibre et de proportionnalité entre la préservation de la religion et la préservation de la liberté.

Et, par conséquent, cela ouvre le champ à l’arbre des possibles…

Pour l’ « être » et l’ « honneur », je passe mon tour. Cela reste très obscure pour moi d’un point de vue juridique.

Je conclus que l’article 5 semble a priori conçu pour donner à l’Etat le contrôle de la chose religieuse tout en limitant son action religieuse par des conditions, notamment celle de la préservation de la liberté. Cependant, en réalité, cet article a d’une part inclus la préservation de la religion comme une condition égale à la condition de préservation de la liberté et d’autre part omis de citer l’égalité. Par conséquent, cet article est extrêmement dangereux pour la liberté et pour l’égalité.

Farah Hached