Avec ses émissions culturelles, il a marqué la télévision du XXe siècle. Le journaliste et critique littéraire Bernard Pivot est mort ce lundi à 89 ans. Retour sur quelques pages de la vie de l’animateur d’Apostrophes qui présida l’académie Goncourt et exerçait selon ses mots « le métier de lire ».
C’est la fin d’un chapitre pour le monde de la culture française. Un monde sur lequel Bernard Pivot a longtemps régné. Celui qui exerçait “le métier de lire”, selon son expression, est décédé ce lundi 6 mai à l’âge de 89 ans. Fils d’épiciers lyonnais, passionné de sport et de vins, il ira comme journaliste surnommé « le roi Lire » jusqu’à présider l’académie Goncourt, après avoir créé les championnats de France d’orthographe ou le magazine Lire.
Un journaliste et critique littéraire star du tube cathodique
Très grand lecteur, par passion et pour les besoins de son métier, Bernard Pivot dévorait livres et romans afin de choisir ceux qui méritaient les honneurs. Pour le Goncourt, dont il fut le président pendant près de quinze ans jusqu’en 2019, mais aussi pour ses émissions phares, sur Antenne 2 puis France 2, où défilaient les invités de marque.
C’était le cas sur le plateau d’Apostrophes, lieu incontournable de la vie littéraire française du XXe siècle, et référence culturelle de l’époque. Diffusée chaque vendredi soir pendant quinze ans, l’émission rassemble jusqu’à trois millions de téléspectateurs lors de sa première année en 1975… alors que l’on compte seulement trois chaînes de télévision.
Ultra-populaire, Apostrophes propulse même les ventes de disques du concerto pour piano n°1 de Rachmaninov, utilisé pour son générique.
Son succès, l’émission le doit surtout à son animateur. Celui qui s’était tourné vers le monde médiatique, peu satisfait de ses premières tentatives d’écriture, considérait « qu’il valait mieux être un bon journaliste qu’un mauvais écrivain ». Pari réussi : Bernard Pivot était à l’aise dans cet exercice qui mélangeait ancien, la littérature, et moderne, la télévision. Le journaliste était, de plus, très apprécié pour ses qualités d’intervieweur, et son ton sympathique et franc.
« Les bonnes questions sont celles qui donnent aux lecteurs, ou aux auditeurs, la vivifiante impression qu’à votre place, ils les auraient aussi posées. » Bernard Pivot
Forte de la réputation de Bernard Pivot, Apostrophes pouvait multiplier par dix les ventes des auteurs invités. Même lorsqu’il s’agissait d’ouvrages difficiles d’accès, comme ceux des historiens Braudel ou Le Roy Ladurie. Un conseiller de François Mitterrand avait même parlé de « dictature sur le marché du livre ».
***********
Créateur d’instants d’anthologie
Il est vrai que les polémiques ne sont pas inhabituelles dans l’univers d’Apostrophes. Si des moments importants et graves marquent les esprits, comme lorsque le dissident russe Alexandre Soljenitsyne y présente son livre L’Archipel du goulag, d’autres instants plus décalés restent aussi dans les mémoires. Par exemple quand l’écrivain américain Charles Bukowski quitte le plateau, complètement ivre et sous les insultes de Cavana, en 1978… Mais Bernard Pivot conserve un flegme à toute épreuve. Et, sur son plateau, des rencontres ont lieu, comme entre Jean d’Ormesson et l’artiste Henri Vincenot, qui se découvrent des racines communes.
Après Apostrophes, Bernard Pivot avait aussi présenté Bouillon de Culture, entre 1991 et 2001. Mais l’émission n’avait jamais atteint les audiences de sa grande sœur. Le programme était surtout connu pour sa conclusion, lorsque l’animateur faisait passer le fameux questionnaire de Proust à ses invités. Des questions servant à dévoiler des détails, parfois croustillants, souvent drôles, sur les célébrités invitées.
Questionnaire auquel Bernard Pivot avait lui-même accepté de répondre lors de la dernière émission de Bouillon de Culture, en juin 2001. Il avait alors été interrogé par l’écrivain Jean d’Ormesson. Son mot préféré étant « Aujourd’hui » et son juron favori « Oh, putain ! Oh, putain ! Oh, putain ! » (« toujours trois fois »). Le mot qu’il détestait : « concupiscence ». Et avec le souhait d’être réincarné « dans un cep de la Romanée-Conti ».
Polémique rétrospective autour de sa considération de Gabriel Matzneff
Mais l’attitude de Bernard Pivot n’a pas toujours bien vieillie, et la rediffusion de certaines archives de ses émissions ont pur faire couler beaucoup d’encre ces dernières années. C’est le cas en 2019, quand paraît le livre accusatoire de Vanessa Springora contre l’écrivain Gabriel Matzneff. Les Français découvrent (ou redécouvrent) alors une émission d’Apostrophes de 1990, où était invité le même Matzneff, commentant ses pratiques pédophiles aux côtés d’un Bernard Pivot plaisantant sur ce « professeur d’éducation sexuelle » et « collectionneur de minettes ». Seule à dénoncer les propos de l’écrivain sur le plateau, l’écrivaine québécoise Denise Bombardier. Face à la polémique, Bernard Pivot avait dans un premier temps déclaré qu’à l’époque « la littérature passait avant la morale », avant d’admettre qu’il n’avait pas eu les mots justes et de déclarer qu’il lui « aurait fallu beaucoup de lucidité et une grande force de caractère pour [se] soustraire aux dérives d’une liberté dont s’accommodaient tout autant [ses] confrères de la presse écrite et des radios » .
Malgré les coups d’éclat, le succès des émissions culturelles de Bernard Pivot reste inégalé. Mais celui qui avait refusé la Légion d’honneur en 1992 ne peut être résumé à un parcours télévisuel. Bernard Pivot, c’est aussi trente ans de critiques littéraires au sein du JDD (qu’il avait quitté en janvier 2022), beaucoup de tweets (qu’il considérait comme des chats), des dizaines d’ouvrages, dont Lire !, co-écrit avec sa fille Cécile Pivot, et, surtout, un amour pour la lecture et la culture transmis à des millions de Français.
Source : radiofrance.fr