Je n’arrive pas à me satisfaire de la traduction communément admise en langue arabe de l’injustice par le mot « dholm ».
Perdre de vue, car il s’agit bien de cela, que les deux mots sont porteurs d’histoire et qu’ils désignent alors des notions marquées d’une indéniable divergence culturelle conduit à une confusion dont les conséquences comportementales, c‘est à dire réelles, plus ou moins refoulées collectivement dans le monde arabo-musulman, sont extrêmement graves.
En pure sémantique, dans une langue française relativement nouvelle ou anglaise avec la même orthographe, mais beaucoup plus sûrement en latin dans le sens concordant attesté par le vocable « iniquitas », si l’injustice se traduit par une justice mal rendue, elle se définit nécessairement comme le fait de celui auquel le pouvoir de la rendre est le plus largement reconnu. Nous y reviendrons.
A ce titre, la justice est défaillante, mais je ne crois pas que l’on puisse dire fautive.
Cela ne tient pas seulement à l’idéal universel qu’elle représente, ce qui expliquerait trop facilement la non-implication a priori de son imperium dans une réalité faite de tant de mauvaises traces laissées de son passage, mais surtout, raison pratique oblige, à un concept philosophique majeur, legs proprement occidental du dix-huitième siècle dont nous retiendrons qu’il est exclusif de tous accommodements, notamment d’ordre politique.
Grâce en soit rendue à la mémoire de mon professeur de philo au Lycée de Bizerte, Monsieur Malbert, j’ai parlé, comme on l’aura compris, de l’impératif catégorique de Kant, le devoir de justice en étant sous cette formulation une illustration trop banale pour me servir au-delà du titre de la présente communication.
Mon propos ne laisse pas seulement entendre mais souligne à l’envi que dans le système de valeurs déterminé par le principe ci-dessus évoqué, le monde, ou plutôt l’esprit oriental, ne trouve pas ses marques, Il a seulement d’autres repères, ce qui, tout en permettant une préférence pour les unes ou pour les autres, ne donne aucunement lieu à une hiérarchisation scientifiquement utile. Point ne sera donc besoin d’aller plus loin que n’y pourvoira notre réflexion, dès lors qu’elle se limitera aux seules questions soulevées par une discordance linguistique fort instructive quoiqu’insoupçonnée, dans un rapport au pouvoir exécutif tranché d’un côté et encore pendant de l’autre.
Il émane néanmoins de la force évocatrice des mots injustice et « dholm » une même connotation dramatique qui situe sans doute la représentation matérielle du mal désigné au niveau de sensibilité générale, autrement dit au degré d’abomination, correspondant à une violation des droits fondamentaux de la personne et surtout à une atteinte injustifiée et voulue à sa liberté. Ainsi que je l’ai donné à penser sans ambages, cela s’entend au cours ou à l’issue d’une instance judiciaire aux convenances d’un pouvoir exécutif délité. Une bêtise humaine dont nulle nation n’est exemptée. Cependant, sous peine de contradiction, bien frustré de devoir encore tourner mon regard vers l’occident où la démocratie a fini par s’imposer depuis assez longtemps pour faire école, j’ajouterai qu’en l’occurrence il ne s’agit nullement d’une injustice, mais d’une machination qui, au demeurant, fait de la justice une victime collatérale. Ce n’est pas la même chose.
Thémis est inflexible. Deux raisons principales veulent qu’il en soit ainsi :
La première, émergence d’une très ancienne méditation professorale, platonicienne à ses débuts en termes d’équilibre social et d’harmonie intérieure pour l’âme, est, avec l’appoint de notre philosophe allemand, celle d’une grande idée et rien n’est plus fort pour la mettre à l’abri des misères. La seconde se fonde sur une ligne de défense juridique que l’on pourrait dire fortifiée au regard de certains textes de loi spécialement dissuasifs d’intrusion dans le déroulement des procès ou de pression sur les juges. Pour s’en rendre compte en ce qui concerne ces derniers, il n’est, par exemple, que de se référer à l’article 432-4 du code pénal français selon lequel « l’acte attentatoire à la liberté individuelle arbitrairement ordonné ou accompli par une personne dépositaire de l’autorité publique est puni de sept ans d’emprisonnement ainsi que d’une amende de 100.000 euros et, lorsque la durée de rétention dépasse sept jours, la peine est portée à trente ans de réclusion criminelle. »
Arrivé à ce point crucial de l’esquisse d’une analyse que j’ai abordée presque allègrement, j’avoue me heurter à une difficulté quasi-insurmontable dans l’essai auquel je me suis laissé conduire de réfuter toute antinomie entre justice et injustice et de défaire le lien linguistique qui entrave l’exclusion totale et en toute logique de la deuxième hors du champ d’application de la première. L’expression peut paraitre quelque peu maniérée, mais, au risque de déranger un certain ordre établi de l’entendement, l’idée a franchi le seuil fatidique de la vérité qui me fait dire simplement que l’injustice n’existe pas, sauf évidemment celle du sort dans une perception romanesque des choses de la vie. Il faut alors préciser que les comportements des personnes dépositaires d’une autorité publique, juridictionnelle pour les unes et exécutive pour les autres, déplorés au paragraphe précédent, ne tombent pas sous cette qualification, mais respectivement sous celles de forfaiture et de voie de fait. Si on n’y prêtait attention, le vocable injustice, dérivé de celui de justice n’en désigne pas le contraire, mais la négation, un cas à ne pas confondre avec le déni de justice qui signifie le refus d’appliquer la loi, et ne peut donc avoir en propre le moindre contenu. La vacuité conceptuelle de ce mot correspond d’ailleurs parfaitement à la situation, seulement supposée dans mon ignorance d’un précédent, qui me fait penser au jeu puéril de saute-mouton, d’où, en cas d’abus avéré de pouvoir dans les conditions édictées au texte de loi précité, la justice se soustrait, lestement pourrait-on dire, et se retrouve planant par dessus la tête du délinquant qu’est devenu son indigne serviteur.
Il ne me surprendrait guère que cette vision presque idyllique de la justice me vaille des commentaires désabusés, si, de surcroît, je n’y sois pris en défaut de cohérence pour avoir parlé plus haut de mauvaises traces laissées de son passage et dit, quelques lignes encore plus haut, qu’elle pouvait être sujette à des défaillances.
L’erreur judiciaire, essentiellement humaine en est une explication moralement absolutoire quoique supposée survenir, dans le contexte mental parfois impénétrable d’une intime conviction peu ou prou intuitive et d’un doute rationnellement hostile à la formation de celle-ci. Evidemment, la plus ténébreuse des circonstances, lorsqu’elle ne résulte pas d’un aléa objectif, est celle où l’erreur serait provoquée sciemment dans le premier cas ou le cèderait lâchement à la bonne conscience dans le second, par la faute ou à l’instigation d’un pouvoir politique déloyal.
Au détour de cette dernière observation, il ressort de l’exposé global qui vient s’y échouer un non-dit, le sens de la justice, sans lequel, celle-ci se réduirait à un artifice inassimilable, ne représentant rien de commun entre les gens et de ce fait fortement compromettant pour leur cohésion sociale. J’en prendrai l’exemple dans les bas-fonds de la ville de New York des années 1920 où l’apprenti gangster, Umberto Anastasio, dit Albert Anastasia ou Albert A, futur parrain de la famille Gambino, condamné à la peine capitale pour meurtre puis, à la faveur d’un incident d’audience, admis par arrêt de la Cour Suprême à être rejugé, s’est trouvé acquitté par le tribunal de renvoi, les quatre témoins à charge cités par le ministère public n’ayant pas répondu cette fois à l’appel du greffier, tous disparus entretemps par noyade, chute d’un sixième étage et autres accidents du même genre. L’intelligence du non-lieu dont a bénéficié l’accusé force l’admiration car il en a certainement coûté au jury de l’avoir prononcé sans trop envier ses émules, mieux servis sous d’autres latitudes par des aveux dits spontanés, et c’est à dessein, sur ce cas précis que j’ai renoncé à une définition théorique improbable et cherché par une image paradoxale à laisser s’exprimer la subtilité du sens de la justice dans l’esprit occidental.
Trop conventionnelle comme en témoigne une abondante littérature étrangère, la description que l’on se plairait à refaire d’un esprit oriental tout en finesse cache mal la démission de ceux qui s’y étaient essayés devant sa nature énigmatique. Observant les choses de l’intérieur et oubliant tout le reste, je ne ferai pas cette erreur. Dans l’aire géographique où cet esprit prévaut, mais sauf, et je n’en dirai pas plus, dans un seul cas où un modèle évolué cherche à s’imposer en une épreuve décisive, la justice fait l’objet depuis la nuit des temps d’un consensus désespérément incantatoire dû à ce qu’elle est fille du pouvoir politique qui, par ailleurs, exerce sur la société une fascination sans pareille par la vertu intangible qui lui est tacitement prêtée et la crainte qu’il inspire. Là aussi, plus éloquent, et je ne saurais le taire, restera l’exemple qui, de mes lectures de prime jeunesse confusément enfouies dans les replis d’une production russe affrontée trop tôt, refait surface, assénant à mon esprit la rude lucidité en foi de laquelle le pouvoir confine, dans l’inconscient oriental, à la raison d’être. Les strophes, rapportées par je ne sais plus quel auteur impliqué dans une aventure militaire en Ouzbékistan ou au Kazakhstan, de la berceuse marmonnée par une jeune paysanne pour endormir son nouveau-né, promettent à ce dernier de devenir un jour général d’armée et décrivent avec des détails à donner froid au dos les sévices corporels et les souffrances qu’il infligera à ceux qui hésiteront à lui obéir. Voila comment une représentation du pouvoir, exprimée comme une chose désirée ou seulement rêvée, mais notablement fantasque, induit, par son effet subliminal sur le commun des mortels, une mentalité qui lui fait courber l’échine sans en ressentir la moindre gêne, voire même dans l’extase. Le fait est observable, tenons-le donc pour une réalité, surtout qu’annoncée dans mon introduction par allusion à des conséquences comportementales collectivement refoulées, rien ne laisse prévoir qu’elle changera avant longtemps. Pire encore, pourquoi nous le cacher? Les pas franchis sur le chemin de la modernité par le pays que nous croyons connaître le mieux ne lui ont pas évité de le reprendre plus rapidement dans le sens inverse. C’est, comme le dirait un donneur de leçons, que rien ne sera définitivement acquis tant que la citoyenneté restera un mot. En outre, la tentation est forte, mais je ne m’y laisse pas prendre, de croire à la possibilité d’une issue rapide, redevable, si l’occasion en est donnée par l’histoire, à l’instauration d’un environnement politique ouvert ou même permissif, pris dans sa signification de facteur déterminant des comportements selon la théorie du behaviorisme. En effet, d’une parfaite conformité aux courants philosophiques américains où tous les phénomènes, parmi lesquels ceux qui nous intéressent ici, sont perçus, étudiés et leurs vérités établies sur leurs manifestations extérieures, concrètes et mesurables, la pensée de John B. Watson est mal inspirée d’en exclure le psychisme que son auteur trouve trop intime et par conséquent subjectif. Or, en psychologie, les traits de caractère, les penchants et les aversions, comparés aux cogitations, émotions et humeurs qui seules ont servi à cette qualification, constituent a fortiori des données objectives et cela, en raison d’un rapport évident d’interaction avec l’environnement. Je suis convaincu par ailleurs que c’est bien dans cette théorie, assortie d’un véritable mode opératoire, exposé par Watson dans une publication datée de 1913, que le diabolique projet de « printemps arabe » devait avoir été élaboré. De plus, sur les mêmes propositions d’ordre pratique, il ne fait nul doute que la chose a été puisée à la source indiquée, telle que littéralement reprise dans la déclaration faite à un journaliste égyptien par le deuxième dirigeant du mouvement « ennahdha » selon laquelle les islamistes, ayant accédé au pouvoir, n’avaient que faire du soutien peu fiable des tunisiens adultes et que seuls leurs fils et leurs petits fils les intéressaient. N’eût été la recherche hypocrite d’un lien intellectuel voulu valorisant avec le maître d’œuvre occidental, les exécutants enturbannés n’avaient pas besoin de cette disgracieuse coquetterie pour étendre leur domination sur des masses populaires engluées dans la soumission par atavisme, cette réalité à laquelle je reviens pour fermer la parenthèse.
Il n’y en a pas d’autre dans cette partie du monde où elle se perpétue, sinon, pour l’expliquer, quelques vérités établies en rapport aux marqueurs infaillibles que sont les notions d’injustice et son faux synonyme arabe « dholm ».
La justice y fait l’objet d’un culte plus qu’elle ne résulte d’un contrat social, ce qui fait qu’en matière de droits fondamentaux et surtout de libertés, elle est indéfiniment attendue du souverain, « wali el amr », selon son bon vouloir, comme un don du ciel.
Le pouvoir est extraverti. Il est partout et a en particulier cette prétention continuellement mise à l’épreuve de veiller à l’ordre social. Entre les régimes politiques démocratique et totalitaire dont il est la matrice et sous lesquels il se manifeste, le problème se pose de lui trouver derrière ces deux rôles les raisons délibérées et les causes brutes qui le font si différent d’un système à l’autre. La vision personnelle à l’exposé de laquelle je prends le risque de me livrer, non sans solliciter l’indulgence du lecteur, me fait distinguer deux types de sociétés, celles de la vigilance et celles de la méfiance. En démocratie le pouvoir est désincarné au point d’en devenir un ensemble de rapports réfléchis dont le respect par l’autorité publique, sous le contrôle tatillon des corps constitués et notamment de l’opposition, généralement plurielle, est affaire de tous, pour le bien-être et la dignité, bref, le bonheur de tous. Entre les mains d’un seul, l’histoire nous enseigne qu’il se réduit à sa seule substance et pour s’affirmer, pour durer aussi, n’a pas besoin d’être compris, mais d’être ressenti et de peser sur une société laborieusement divisée, confrontée aux faux problèmes dont, inquiet et chatouilleux, il se nourrit de plus en plus insatiablement jusqu’à tomber entre d’autres mains. « Je fais souffrir, donc je suis », si ce pouvoir là avait une parole, c’est ce qu’il dirait. L’abus de pouvoir est donc un pléonasme.
Que signifie alors le mot « dholm » ?
Le vocable qui le traduit le plus fidèlement est dans la langue de Voltaire l’oppression, une notion large qui recouvre de manière indéfinie celle d’injustice, restée fugitive dans le débat qu’elle a pourtant ouvert. Le sens profond qu’elle a dans les esprits concernés lui vient indubitablement de l’Islam qui l’abhorre et vilipende ses auteurs comme nulle autre religion. Obligeamment secouru par mon excellent ami, l’ambassadeur Ahmed Sahnoun , homme de grande foi et lecteur assidu du Coran, l’espace me manque de passer en revue les versets de la parole divine traitant de l’oppression qu’il m’a communiqués et dont j’espère avoir retenu les grandes lignes. Il me pardonnera, j’en suis sûr, ma prévention expliquée plus haut contre le mot injustice préféré par son ancien professeur, le grand linguiste feu Sadok Mazigh dans sa traduction du livre saint.
Là aussi, certaines particularités de la mauvaise conduite, fustigée avec la plus vive véhémence dans les textes sacrés, méritent d’être relevées en tant qu’elles l‘inscrivent dans une perspective d’ensemble cohérente. En plus de l’assimilation, selon les observations qui précèdent, de l’oppression à l’un des plus graves péchés, on peut en dénombrer trois principales.
La première la dénonce comme une inconduite délibérée, donc répétitive ou durable, pleinement consciente du mal qu’elle représente et surtout imputable à plusieurs individus ou groupes d’individus ainsi que le suggère leur désignation en langue arabe par « kawm dhalimun », ce qui veut dire oppresseurs de tous bords.
La deuxième, mise en évidence au verset 23 de la sourate 10 dite Yunes , réserve aux oppresseurs, en plus de ce qui les attend dans l’au-delà, le sort expiatoire de supporter sur terre le fardeau afflictif de leurs propres exactions.
Enfin, la troisième particularité, dont la portée dialectique était déjà perceptible dans la deuxième, tirée du verset 227 de la sourate 26 dite Les Poètes où les oppresseurs sont qualifiés de « monkalibin », renvoie nécessairement à un renversement de situations dont ils ont profité et qui se reproduira à leurs dépens.
Dans une grande perplexité, il est à se demander comment l’oppression a pu se généraliser et perdurer en terres d’Islam auxquelles le Proche et le Moyen Orients se réduisent, le temps d’y répondre, si ce ne fût par œuvre impie de ces « ulémas », prétendus docteurs de la foi, autoproclamés interprètes de la volonté d’Allah, non point qu’ils l’aient rendue possible si tant est qu’elle en eût besoin, mais lui ont coupablement fourni les bases dogmatiques préventives de contestation dont on connaît les méfaits calamiteux à travers l’histoire. Il se peut aussi que, non imputable explicitement selon les enseignements coraniques à un détenteur unique du pouvoir de gouvernement, le caractère fractionné et diffus de l’oppression, exprimé par la pluralité des coupables, ait servi d’alibi à décharge de chacun sur les autres. Le résultat étant le même, la question n’est d’aucun intérêt.
Les explications parfois digressives qu’en me relisant j’espère avoir portées limitativement au sens des mots, seraient fâcheusement incomplètes si, en disant ce que je ne suis pas seul à penser de ce méprisable instinct de domination qu’est l’oppression, je négligeais de rappeler, dans le même registre linguistique, que l’immunité qui la laisse faire ne signifie pas l’impunité. La première retient l’action publique mais ne garantit pas la seconde.
Abdessalem Larif