Ayant contribué peu ou prou à éveiller chez les africains le sens de la dignité humaine, non seulement par l’inscription à son honneur du premier édit d’abolition de l’esclavage dans le monde musulman, mais leur ayant aussi montré et défriché devant eux le chemin de l’indépendance, la Tunisie devait être singulièrement haïe par ceux de ses fils qui lui ont voulu d’arriver à en être si mal récompensée.
En effet, force est de constater qu’aujourd’hui notre nation, si fière en d’autres temps où elle était incomparablement mieux représentée, s’est docilement offerte en exutoire à la mauvaise conscience des anciennes puissances colonisatrices. Dans l’opacité ambiante entretenue par des pouvoirs publics peu diserts sur les arrangements désastreux conclus avec l’Algérie et l’Union Européenne, il semble attendu des tunisiens, faute d’être entendus, qu’ils s’accommodent d’une vocation de colonie inconsidérément assignée à leur pays, désormais terre promise aux hordes subsahariennes qui l’ont envahie et comptent bien y rester.
Pour se développer imperceptiblement, par la magie des hauteurs où on nous faisait planer, jusqu’à atteindre les proportions qui nous l’ont révélé aussi brutalement que tardivement, le phénomène a sans doute germé en tirant avantage de certaines dispositions d’esprit jusqu’alors insoupçonnées chez des tunisiens et dont pourrait se revendiquer le débat suicidaire qui nous manquait sur une réalité multiethnique nouvelle. Nostalgique bruissement d’un tiers-mondisme de pacotille, croiront ouïr les uns ou pernicieux ballon d’essai lancé au Bardo du traité de triste mémoire s’écrieront les autres, il importe peu de chercher à le savoir. Même si le second fait moins sourire que le premier, le péril est bien réel et c’est l’existence même de la Tunisie qui, cette fois, est en jeu.
Ici, l’immensité de l’incompétence politique ne se mesure plus seulement à l’imprévoyance ou encore à l’incapacité de résoudre un problème national quand il se pose, mais, bien en deçà, à la maladresse, certains diraient plus familièrement le chic, de le provoquer. Pour donner au décideur surpris ou trompé l’air d’avoir les choses bien en mains, idoine, l’irresponsabilité ne peut lui offrir en solution que de l’ignorer benoitement ou d’essayer d’en détourner l’opinion publique. Pour cela, il suffit à chaque fois de remplacer le sujet d’inquiétude générale par un autre en toute fidélité à leur rendu catastrophique commun, un certificat d’origine qui, à l’usage, s’est avéré valeur sûre. Dans cet ordre d’idées parfois badines, je ne cache pas ma crainte que l’état de tension ne devienne à la longue âme de l’Etat.
Deux hypothèses indiquent les voies à emprunter pour interroger les événements et en tirer, sinon la vérité, du moins les éléments de réponses qui la préfigurent d’aussi près que chacun le jugera. La première de ces hypothèses, prioritairement envisageable au bénéfice de l’inexpérience de la direction politique actuelle sommairement exposée au paragraphe précédent, appelle l’explication de ce qui s’est passé par le télescopage de deux situations, l’une intéressant uniquement des tunisiens, l’autre impliquant des migrants d’Afrique subsaharienne.
Déjà bien avant que d’un trait de plume des milliers de familles tunisiennes, sauvées de la misère, dieu sait au prix de quels sacrifices, par le revenu du travail d’un fils ou d’un frère émigré en Europe et se trouvant dans une situation tolérée quoiqu’irrégulière, ne soient condamnées à y retomber, j’avais de mon pays, le plus beau du monde, une certaine idée qui me faisait souffrir. Oui, je supporte mal de le voir trop insuffisamment industrialisé pour offrir à tous ses enfants ce qu’ils cherchent ailleurs. Quant à m’exprimer sur le traitement réservé, en exécution d’un compromis inavouable conclu dans des conditions outrageantes de bonne humeur, à mes compatriotes traqués, brutalisés et expulsés en une ronde infernale de vols charters comme à bord d’authentiques bétaillères, je n’en ressens qu’indignation et nausée. Mais revenons à la traversée maritime entreprise par les seuls tunisiens vers l’Italie en forme de ruée à corps perdus, trop souvent au sens propre de l’expression, qui a précédé cet épilogue dégradant. Que n’avait-on en haut lieu à s’inquiéter du chômage et à chercher en silence les moyens de le réduire plutôt que de se livrer à des péroraisons vengeresses sans lendemains sur les méfaits des réseaux clandestins d’exode, taxés dans la foulée de trafic d’êtres humains! Tout ce raffut ne pouvait que tomber, au sud du Sahara, dans des oreilles tendues vers le nord. Les hommes et les femmes devant lesquels se sont ainsi ouvertes des perspectives involontairement promotionnelles de facilités côtières tunisiennes pour se lancer à l’assaut de l’Europe ne s’y sont pas fait attendre avant que le piège de Giorgia Meloni ne se soit refermé, non point sur eux, mais sur notre terre qu’ils espèrent, par la force du fait accompli, devenir un jour la leur.
Le raisonnement que je viens de tenir sur une supposition ou cas d’école ne pouvait aboutir à rien de cohérent malgré le soin méthodologique que je crois y avoir apporté, d’une part, et quelques vérités issues de la pure observation des faits, d’autre part. Autrement, il eût fallu accepter à décharge de la partie perdante une représentation désespérément candide des relations internationales et, la ficelle étant trop grosse, mal noter la supposée poseuse de piège. Beaucoup plus prosaïquement, on devait avoir joué le jeu , c’est à dire en sachant bien ce que l’on voulait, des deux côtés.
En seconde hypothèse, qui redevient alors la seule à retenir, s’il est inconvenant de dire que l’autorité politique savait que des milliers de migrants africains affluaient frauduleusement en territoire tunisien, il est impossible qu’elle l’ait ignoré. Fort bien surveillées par notre vaillante Armée Nationale et contrôlées par des corps hautement professionnels de sécurité, nos frontières ne sont pas réputées poreuses. Celles, sahariennes, de la chatouilleuse Algérie non plus.
Dans cette affaire, irréalisable sans la mobilisation d’importants moyens logistiques, le gros a été fait par l’Algérie et, en cela, nécessairement pour son propre compte. Masse de manœuvre à la disposition de celle-ci dans un rapport trouble à l’Europe ?, Il est trop tôt pour l’affirmer, mais aussi trop tard pour l’exclure. Cette dernière proposition qui requiert toute notre attention est étrangère au champ spéculatif où la Tunisie pourrait se trouver entrainée, au mépris de ses intérêts propres et peut-être même de sa sécurité, dans le sillage d’une première aventure stratégique algérienne, mais restera certitude attachée à un risque qui ne prendra fin qu’avec ses causes.
Abdessalem Larif
Illustration haut de page : l’algérien Tebboune et l’italienne Meloni