Les très lourdes peines infligées aux opposants tunisiens accusés de « complot contre la sûreté de l’État » viennent confirmer la triste dérive d’un pouvoir de plus en plus concentré, aux seules mains du président de la République. Qui semble avoir vidé la vie démocratique du pays de sa substance.
Le 19 avril, la Tunisie a connu un tournant judiciaire majeur avec le verdict du « procès des 40 », ces personnalités, principalement issues de l’opposition, qui ont été condamnées à des peines de prison allant de 4 à… 66 ans pour des accusations de « complot contre la sûreté de l’État » et d’« adhésion à un groupe terroriste »
Parmi les condamnés , des figures politiques de premier plan, des membres de la société civile, des hommes d’affaires, des journalistes, et même le philosophe français Bernard-Henri Lévy, dont on se demande bien ce qu’il vient faire ici.
Un procès que même Franz Kafka n’aurait su imaginer, entre l’absence de plaidoiries, l’utilisation de témoignages anonymes et l’interdiction de comparution physique des accusés, certains ayant entamé une grève de la faim pour protester contre ces conditions.
Le verdict est tombé au beau milieu de la nuit, à 4 h 30 du matin, histoire sans doute de passer le plus inaperçu possible. Ubuesque…
L’acmé du projet du président, qui entend imposer par la force sa « vision ». Journalistes intimidés, opposants emprisonnés, magistrats révoqués : la justice est instrumentalisée, les accusations d’« atteinte à la sûreté de l’État » deviennent une rengaine pour faire taire. Même les figures de la gauche ou du nationalisme, autrefois proches du raïs, se retrouvent inquiétées.
Kaïs Saïed est arrivé au pouvoir en 2019 au bout d’une élection démocratique : un professeur de droit austère, sans parti ni machine, porté par un ras-le-bol populaire. Il promettait la rupture, l’honnêteté, le droit. Il incarnait une forme de rejet des élites traditionnelles, usées, corrompues, clientélistes. Il parlait clair, sec, souvent sentencieux.
Cinq ans et demi plus tard, la pilule est amère. D’un côté, il faut reconnaître qu’il a capté une réalité : la démocratie tunisienne, bien que réelle, était en crise. Le Parlement était paralysé, les partis politiques discrédités, l’économie à genoux, la jeunesse exilée dans l’ennui ou sur des embarcations de fortune. Le système post-révolution s’était enrayé. Saïed, en convoquant le peuple contre les institutions, a su incarner ce cri de détresse.
Mais transformer une colère en mode de gouvernance est une aberration. Son coup de force du 25 juillet 2021 – gel du Parlement, puis dissolution, réécriture de la Constitution, concentration des pouvoirs – a été accueilli avec soulagement par une partie de la population.
Ce qui devait être une « rectification du cours de la révolution » s’est vite transformé en virage autoritaire. L’équilibre des pouvoirs a été anéanti. La nouvelle Constitution consacre un présidentialisme sans garde-fou. Le régime actuel repose sur un seul homme, son intuition, sa méfiance, sa vision d’un peuple homogène et silencieux. Les fruits n’ont guère passé la promesse des fleurs.
Ni réforme, ni vision, ni stratégie
Sur le plan économique, la promesse de justice sociale est restée lettre morte. La machine administrative tourne à vide. L’investissement est paralysé par l’incertitude et l’arbitraire. Le président parle souvent d’« ordre moral » et de « souveraineté », mais il n’a ni plan économique solide ni stratégie d’attractivité. La Tunisie survit, mais sans cap.
La situation était certes trés critique avant son arrivée. Une croissance en berne, une dette publique bouffie, des services publics à l’agonie et une jeunesse condamnée à l’informel ou à l’exil.
Mais Kaïs Saïed n’a apporté ni réforme, ni vision, ni stratégie. Son approche, méfiante vis-à-vis des institutions financières et hostile aux intermédiaires économiques, a paralysé tout redressement possible.
Le taux d’inflation a dépassé les 10 % fin 2024. Le dinar a perdu plus de 40 % de sa valeur en cinq ans. Le pouvoir d’achat s’est effondré. Le panier alimentaire de base devient inaccessible pour des pans entiers de la population. Dans un pays qui importe l’essentiel de ses denrées stratégiques, l’effet est direct et violent.
L’État, lui, se retrouve incapable de payer ses fournisseurs, retarde le versement des salaires, gèle des concours dans la fonction publique, et alloue ses subventions au compte-goutte. Le déficit budgétaire persiste, la dette extérieure flambe.
Le dialogue avec le FMI, entamé en 2021, a été gelé à plusieurs reprises, faute d’engagement clair du gouvernement sur les réformes. Kaïs Saïed refuse ce qu’il appelle une « dictature financière étrangère ».
Il préfère les discours contre le néolibéralisme aux plans réalistes. Son refus de réformes structurelles (réduction de la masse salariale publique, levée partielle des subventions, relance de l’investissement privé) n’est pas compensé par une politique alternative.
Pas de stratégie industrielle. Pas de politique agricole. Pas de plan de reconversion de l’économie informelle. Pas même de lutte sérieuse contre l’évasion fiscale. L’État semble absent, sauf pour taxer les plus faibles, faire chanter les plus riches et intimider les voix critiques. Le peu de croissance que l’on constate provient des transferts d’argent des Tunisiens à l’étranger et du tourisme, toujours fragile. Pas de quoi pavoiser.
Et pourtant, Kaïs Saïed se pense toujours au-dessus des partis, des clivages, des intérêts. Il semble surtout au-dessus de la réalité. Il gouverne dans l’abstraction, avec des discours alambiqués, souvent déconnectés, teintés de ressentiment contre tout ce qui n’est pas lui ; il désigne pléthore de boucs émissaires, en particulier les migrants subsahariens.
Il parle au nom du peuple, mais refuse de l’écouter. Il voulait rendre au citoyen sa souveraineté, il l’a isolé. Il voulait moraliser la politique, il l’a épuisée.
La Tunisie n’a pas besoin d’un homme fort, elle a besoin d’un État fort, juste et inclusif.
Le pays mérite mieux qu’une démocratie vidée de sa substance ou qu’une révolution confisquée. Kaïs Saïed restera dans l’Histoire comme un président à part. Une promesse qui se mue chaque jour un peu plus en impasse.
Marwane Ben Yahmed , Jeunee Afrique du 30 avril 2025