
Taous Ait Mesghat
Entre un café et un café se trouve un café et entre deux mosquées se trouve une mosquée et entre deux magasins de chiffons se trouve un épicier ; il n’y a pas grand chose à Baraki , mais muni de ses flèches et de son carquois , Cupidon est passé par là et a touché en plein coeur Hamid et Razika.
« J’ai toujours été coquette et jolie et j’ai peur qu’aujourd’hui il ne me regarde plus ! » .
Devant autant de candeur j’ai souri , Razika n’a pas vingt ans , elle en a soixante et même avec ses rides et ses dents gâtées son visage gardait la beauté innocente d’une jeune fille.
« J’aime l’entendre rire soir et matin et cela me brise le coeur de la voir cacher sa bouche avec sa main ! »
La phrase de Hamid m’a laissée sans voix , durant toute ma carrière jamais un homme ne m’a autant émue .
Il n’est qu’un simple retraité , il n’a jamais mis d’argent de côté , avec trente mille dinars par mois c’est à peine si on arrive à manger , mais le sourire de Razika était pour lui une priorité.
Le jour où Hamid m’a ramené la somme requise pour soigner les dents de sa douce moitié je n’ai pas pu empêcher mes larmes de couler ; c’était des billets froissés, plissés, déchirés de deux cent , cinq cent et mille dinars ; comme ceux d’un vendeur de marché , comme ceux d’un gamin qui avait cassé sa tirelire pour offrir un cadeau à sa dulcinée.
Il avait cette pudeur des anciens qui ne tendent jamais la main et ne marchandent pas leur dignité , il savait que je les avais beaucoup aidés et la veille de son départ pour la Omrah que son entreprise lui avait offert en fin de carrière , il est venu s’acquitter de toutes ses dettes , me faisant promettre de prendre soin de sa bien aimée.
« Y3aychek tbiba donnez lui beaucoup de rendez vous , ça occupera son esprit pendant mon absence et ne lui faites pas mal , elle a beaucoup enduré depuis son enfance »
À la première séance de traitement sans son mari, Razika avait la gorge nouée et les yeux embués et rougis .
« Ma tedhahkich 3liya tbiba , c’est la première fois en plus de 40 ans que lui et moi sommes séparés . Za3ma ils sont bien nourris ? Il paraît qu’ils leur donnent du riz , Hamid n’aime pas le riz ! Il paraît aussi que c’est la saison des pluies , je lui ai dit de s’éloigner des grues ! …J’aurais aimé partir avec lui , mais sa vieille maman est prioritaire , moi j’ai encore toute la vie ! »
Elle errait comme une âme en peine dans sa maison , et même en étant entourée de ses enfants et petits enfants le monde lui semblait dépeuplé.
Elle me raconta combien ils étaient très pauvres au tout début mais qu’ils en riaient tellement que les voisins avaient cru un jour sentir venant de leur petite cuisine une odeur de poulet rôti alors qu’ils n’avaient mangé qu’un mélange de vermicelles et de lentilles.
Razika avait le don de tout tourner en dérision ; elle ne perdait pas son sourire même dans les jours les plus sombres étant certaine que des jours meilleurs seraient les suivants.
Elle me raconta comment Hamid lui avait agrandi la maison de ses propres mains , comment il lui avait planté un rosier , du chèvrefeuille et du jasmin ; comment il arrivait à la faire sourire dans la douleur et le chagrin ; comment il avait une confiance inébranlable en ses opinions , comment ils avaient survécu aux années de braise où l’amour et le rire étaient tués par les adeptes de la terreur et du sang , comment chaque matin il l’embrassait comme si c’était la dernière fois , comme s’il allait au front.
« Il faut conjurer le mauvais sort en lui riant à la figure ya benti , et même si tu n’as rien à manger n’oublie pas ta coquetterie ! La véritable misère est de ne pas savoir rire et de ne pas s’aimer ! »
Hamid est revenu de sa Omrah trois semaines plus tard et les hommes de la famille avaient interdit aux femmes d’aller accueillir les pèlerins à l’aéroport , Razika ne les a bien sûr pas écoutés , et se foutant des conventions et des qu’on dira-t-on , elle a pris un taxi à quatre heure du matin et se jeta la première dans les bras de son mari.
Il en a beaucoup ri , rien ni personne ne pouvait arrêter sa femme et puis elle était tellement belle avec son nouveau sourire , qu’il me dit en me ramenant un joli foulard , du henné et de l’encens comme le veut la tradition , et une boîte bleue de gâteaux que Razika avait confectionnés pour l’occasion.
Je la taquinais en lui faisant remarquer que cela ressemblait aux confiseries de mariage ou de circoncision , elle éclata de rire et me dit : « Rien n’est trop beau pour sahbi , rajli , wlidi et hanouni ! » .
Bien sûr certains me diront c’est quoi cette histoire d’amour à la con , ce n’est pas du Tristan et Yseult , ce n’est pas du Roméo et Juliette , ce n’est pas du Kaiss et Leyla ; il n’y a pas de tragédie , pas d’amour interdit , pas de coeurs meurtris !
Bien sûr en cette période de Saint Valentin , d’amours prouvés avec des coeurs rouges , des bouquets de roses , des bijoux en diamants , des gondoles à Venise , de baisers enflammés sous le pont des soupirs , des robes sexy et échancrées et de dessous chics ; certains penseront que je n’ai rien compris au romantisme et à la passion .
Peut être …mais si vous passez par Baraki , oubliez les trottoirs défoncés, la boue , la saleté et les mines renfrognées ; tendez l’oreille et vous entendrez le rire de Hamid et Razika ; l’amour c’est continuer à rire comme des enfants après plus de quarante ans d’union .
Bonsoir le monde , bonsoir l’humanité !
Taous Ait Mesghat le 17 février 2017