On dit souvent que les kabyles ne sont pas assez musulmans et qu’ils n’observent pas les rigueurs de l’Islam. Je peux jurer et témoigner que notre maison fut soumise aux préceptes de l’islam et spécialement à un vieux Coran dont l’écriture commençait à virer vers le gris. Il avait une fine reliure en or et une couverture d’un orange mandarine sacré. Un de mes aïeux, un brigand notoire, l’avait dérobé d’une Mosquée d’Alger aux temps des pirates.
Depuis, il était devenu une possession précieuse pour notre famille et il erra de génération en génération jusqu’à la…mienne.
On utilisait le vieux livre pour guérir toutes nos maladies et parfois même celles des voisins. On l’empruntait même aux villageois pour guérir les leurs. Il gagna vite une réputation curative et il devint ainsi « neskha n Sidi Ali Ouahcen OuAmrouche » et les vieilles femmes ne juraient plus que par lui. Quand il y avait une vérité à dire ou un mensonge à taire, on faisait jurer les personnes sur le vieux livre. Sinon, il reprenait sa place tendrement enveloppé dans une vieille robe de ma grand-mère; parmi ses précieuses possessions, dont principalement « aggoussim » (écorces d’un noyer).
On utilisait le vieux livre même pour des rages de dent, pour décaler nos périodes de menstruation, et même pour aider ceux qui urinaient au lit. C’était le cas d’une de mes sœurs aînées qui continuait d’uriner au lit, malgré qu’elle ait commencé déjà à avoir des prétendants. Ce n’était pas régulier, mais très embarrassant pour elle quand cela arriver. Elle commença à dormir avec le vieux livre pour la guérir. Cela avait marché pour quelques semaines, puis, un matin, on se réveilla pour découvrir qu’elle avait uriné sur le vieux livre, qui, durant la nuit avait glissé le long de sa fesse droite.
En apprenant la mauvaise nouvelle, ma grand-mère frappait violemment sur sa poitrine de ses vieilles mains faites de peau et de quelques os, je suppose, tout en vociférant et affirmant que la malédiction du vieux livre allait maintenant s’abattre sur notre famille. Un passage que je ne comprenais pas d’ailleurs, parce que je suspectais fortement que c’était la malédiction qui avait plutôt peur que notre famille s’abatte sur elle. Nous étions ostensiblement pauvres de l’intérieur comme de l’extérieur, une maison en ruines, une famille surpeuplée et je ne voyais pas ce que la malédiction pouvait nous apporter de plus. Elle refermerait immédiatement la porte derrière elle.
Ma grand-mère mit le vieux livre à sécher au soleil tout en implorant le pardon, au bout d’un moment, il commença a briller de tout son éclat. Une sorte de miroir aux reflets d’or. Ma grand-mère s’agenouilla en croyant détecter un message du vieux livre. Moi, j’avais compris que l’urine de ma sœur avait dû agir comme un acide et a redonné à la reliure son vieux scintillement. L’urine de ma sœur était réputée pour sentir très mauvais, une odeur d’acide sulfurique capable de traverser le matelas. L’urine de ma sœur avait lavé toute l’écriture du vieux livre, les pages étaient toutes d’un marron grillé et parfumées à l’acide. La couverture devint souffrante d’auréoles grises et la recouvrant comme un mur après une fuite d’eau.
Le vieux livre continua de briller de tout son éclat de l’extérieur, mais son contenu à l’intérieur fut lavé par l’urine de ma sœur. Le livre avait perdu tout son pouvoir de guérir, mais nous ne sommes jamais tombés malades non plus.
Tassadit Amrouche (Tess)