Les tyrans ne sont que le fruit hallucinogène de nos petites et grandes lâchetés

( Post dédié à Pierrot Lefou : à lire : À Contre-Cœur… Si le Cœur Vous En Dit… Si ça vous va Droit Au Cœur … ou encore mieux . Si c’est le Coup de Cœur ).

Extraits du chapitre 38 : pages 299 à 310 de « QU’ATTENDENT LES SINGES », de YASMINA KHADRA.

Hamerlaine (le despote) :

⚡ « Je n’ai pas demandé à être un despote…
J’ignore comment c’est arrivé. Ça commence à partir de pas grand-chose : une simple courtoisie, une sollicitation timide, puis une autre appuyée, un merci du bout des lèvres, un baiser sur le front, un baiser sur la main, ensuite un baiser sur vos pieds et vous ne pouvez plus avancer sans marcher sur le corps de vos courtisans ».
⚡ « Je ne voyais autour de moi que lèche-culs et combinards sans scrupules. Comment ne pas me croire meilleur qu’eux, comment ne pas me considérer comme le plus grand des hommes puisque, des hommes, il n’y en avait point ? ».
⚡ « Même Dieu tout-puissant n’est pas aussi efficace que vous ».
⚡ « Nous ne sommes que ce que les autres veulent que nous soyons » (…).
⚡ « Les tyrans ne sont que le fruit hallucinogène de nos petites et grandes lâchetés ».
⚡ Le pouvoir est une effroyable sorcellerie, une possession démoniaque, une folie à l’état pur. Une fois contaminé, vous ne pouvez plus vous en défaire. C’est tellement enivrant.

Zine sort une pelle du coffre de la voiture et se met à creuser dans le sable.
Des éclairs balafrent le ciel ecchymosé. La pluie balaye le taillis que le vent tourmente dans un ululement funeste. Le vieillard (Hamerlaine) grelotte, misérable dans son pyjama trempé, les yeux luisants, les mâchoires brinquebalantes. Il regarde autour de lui, ne perçoit que la rumeur de la mer engrossant les noirceurs.
(…)
Zine élargit le fossé qui, maintenant, lui arrive aux mollets. Il récite :
— Lorsqu’il n’y aura plus d’étoiles dans le ciel, lorsque le soleil s’éteindra, lorsque les dieux rendront l’âme, les rboba seront toujours là, trônant sur les cendres d’un monde disparu, et ils continueront de comploter contre les ténèbres, de mentir à leurs propres échos, de voler de leur main gauche leur main droite et de poignarder leur ombre dans le dos… Terrible, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Eh bien moi, je ne suis pas d’accord. Les rboba ne sont que des usurpateurs vernis, des larves dopées aussi vulnérables que les mouches. La preuve, je vais vous régler votre compte plus vite qu’un guichetier, à vous le tyran tout-puissant.
Le vieillard voit où l’inspecteur veut en venir. Il hoche la tête :
— C’est la faute à personne, mon garçon. 👉 Nous ne sommes que ce que les autres veulent que nous soyons. Une hiérarchie arbitraire a fait de vous un inspecteur. Beaucoup de vos supérieurs n’ont ni votre intelligence ni votre vaillance, pourtant vous exécutez leurs ordres à la lettre.
Il essuie son menton sur son épaule et poursuit :
— Le monde est ainsi fait. Nous sommes coupables par procuration et victimes par défaut. 👉 Je n’ai pas demandé à être un despote. J’ignore comment c’est arrivé. Ça commence à partir de pas grand-chose : une simple courtoisie, une sollicitation timide, puis une autre appuyée, un merci du bout des lèvres, un baiser sur le front, un baiser sur la main, ensuite un baiser sur vos pieds et vous ne pouvez plus avancer sans marcher sur le corps de vos courtisans.
Zine creuse.
Le vieillard attend une réaction qui ne se manifestera pas. Il dit :
— 👉 On se met à vous inventer des mérites auxquels vous êtes totalement étranger, des vertus que vous ne soupçonniez même pas, à vous caresser dans le sens du poil, puis à vous idolâtrer jusqu’à ce que votre pet sente l’encens. Et un matin, en vous réveillant, vous êtes un manitou…
Hamerlaine a le sentiment de prêcher dans le désert, mais il ne peut s’empêcher de plaider sa cause. Sa voix monte d’un cran :
— 👉 Je ne suis que le produit de la démesure des hommes, de leur cupidité et de leurs ambitions. Les opportunistes veulent réussir à tout prix, et il se trouve que c’est moi qui détiens les codes. Je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte que j’étais le faiseur des rêves et des banqueroutes ; je découvrais tous les jours l’étendue grandissante de mes pouvoirs, à ma grande stupéfaction. Je croyais être fait de chair et de sang, que je me devais d’avoir peur et de me fixer des limites, mais non, il me suffisait de citer un nom pour le sanctifier ou le crucifier, sans critères ni procès.
Zine s’arrête de creuser pour discipliner son souffle.
Le vieillard reprend, la voix presque sourde, comme s’il soliloquait :
— C’était tellement facile que ça frisait le ridicule. De mon petit poste d’apparatchik privilégié, je me surpris à faire la pluie et le beau temps.
Forcément, ça vous monte à la tête. Je n’avais qu’à claquer des doigts pour faire sauter un verrou ou un fusible. 👉 Est-ce ma faute si certains sont si insignifiants qu’ils feraient d’une simple signature sur un document le signe manifeste du Ciel ?

— Les grosses huiles me faisaient allégeance. Ils m’offraient la lune au beau milieu du jour, et la nuit ils poussaient leurs femmes dans mon lit. J’y ai pris goût.

— Et puis pourquoi se gêner ? s’emporte-t-il soudain. 👉 Je ne voyais autour de moi que lèche-culs et combinards sans scrupules. Comment ne pas me croire meilleur qu’eux, comment ne pas me considérer comme le plus grand des hommes puisque, des hommes, il n’y en avait point ?…

Zine lui jette un regard vorace.
Le vieillard plisse le front :
— Je suis une victime, inspecteur. 👉 Je n’ai cherché ni à être redouté ni à être vénéré. On m’a contraint à incarner une souveraineté tellement énorme qu’elle s’est substituée à ma petite personne. 👉👉👉 Le pouvoir est une effroyable sorcellerie, une possession démoniaque, une folie à l’état pur. Une fois contaminé, vous ne pouvez plus vous en défaire. C’est tellement enivrant. Vous dites « Sésame, ouvre-toi », et la magie s’opère aussitôt. Vous n’avez qu’à vous servir. Mieux, vous êtes servi au doigt et à l’œil. Vous vous pincez au sang et vous vous apercevez que vous ne rêvez pas. Tout est vrai, terriblement vrai. Vous êtes la fatalité des uns, le miracle des autres. 👉Même Dieu tout-puissant n’est pas aussi efficace que vous. La vie, la mort, vous contrôlez jusqu’aux extrêmes.

Zine crache dans ses mains avant d’étreindre avec hargne le manche de la pelle.
Le vieillard reste un moment songeur, un vague sourire sur les lèvres. Sa figure de cire luit, les yeux mi-clos à cause de la pluie. Il avoue :
— La nuit, lorsque l’ennui vous rattrape, vous vous imaginez en train de hanter le sommeil des gens; au matin, certains vous regardent comme si vous étiez le prolongement de leurs cauchemars…
👉👉👉 Il n’y a jamais eu de tyran, inspecteur. Les tyrans ne sont que le fruit hallucinogène de nos petites et grandes lâchetés.

Par Habib Trabelsi