L’université tunisienne à l’épreuve de l’intolérance

Des universitaires et intellectuels français, parmi lesquels Pascal Bruckner, Marc Knobel et Iannis Roder, dénoncent la situation de l’historien Habib Kazdaghli au sein de la faculté de Manouba à Tunis.

Une vive controverse secoue actuellement la faculté des lettres de Manouba à Tunis autour de l’historien Habib Kazdaghli, spécialiste reconnu de l’histoire des minorités en Tunisie, en particulier de la communauté juive. Une campagne orchestrée par des étudiants issus de divers courants idéologiques s’est déclenchée à la suite de la rumeur d’un hommage académique envisagé à son parcours. Ce projet, proposé par certains enseignants du département d’histoire, n’aurait même pas été communiqué à l’intéressé.

Face à la mobilisation étudiante et aux accusations infondées portées contre Kazdaghli, le conseil scientifique de la faculté s’est réuni en urgence le 15 avril 2025. Le communiqué issu de cette réunion prend acte de la grève étudiante et réaffirme plusieurs positions : refus de toute reconnaissance institutionnelle à toute personne visée par des accusations similaires, engagement à enquêter et à sanctionner tout membre impliqué dans des faits jugés problématiques, soutien aux mouvements étudiants, vigilance accrue sur l’utilisation des logos institutionnels, et rappel que, selon eux, ces principes ne sont pas incompatibles avec la défense des libertés académiques.

Un communiqué qui fait polémique

Ce communiqué s’apparente davantage à une déclaration politique qu’à une réflexion académique. En érigeant le rejet de certains comportements en principe directeur, il instaure un climat de suspicion idéologique au sein de l’université, au détriment de la liberté de recherche, du dialogue scientifique international et des fondements mêmes de l’institution universitaire. Le texte désigne explicitement Habib Kazdaghli comme cible d’une exclusion symbolique, en niant toute intention de l’honorer ou d’honorer toute personne visée par des accusations similaires de « normalisation » avec Israël. Cette démarche repose sur des rumeurs et des soupçons, sans procédure contradictoire ni respect des droits fondamentaux de la défense, compromettant ainsi la présomption d’innocence et l’honneur professionnel d’un collègue. Une telle logique ouvre la porte à l’arbitraire et à la stigmatisation.

Par ailleurs, le communiqué annonce la mise en œuvre d’enquêtes internes et de sanctions à l’encontre de tout membre suspecté, tout en menaçant de poursuites l’utilisation non autorisée des logos de la faculté pour des activités jugées « suspectes ». Ce climat de contrôle et de suspicion généralisée est incompatible avec l’esprit d’ouverture et de confiance qui devrait régner dans toute institution académique.

Si l’engagement pour une cause internationale relève d’un choix légitime, il est ici instrumentalisé pour justifier l’exclusion et l’atteinte à la liberté académique. L’amalgame entre engagement militant et rejet de tout dialogue scientifique avec certains collègues, ou perçus comme tels, conduit à l’isolement de la recherche tunisienne et à la fermeture de l’université sur elle-même, en contradiction avec les standards internationaux et les valeurs de l’universalisme scientifique.

Le Conseil affirme que ses principes ne contredisent ni la liberté académique ni le respect du corps enseignant. Pourtant, l’ensemble du communiqué démontre l’inverse : il s’agit d’une restriction manifeste de la liberté académique, d’une atteinte à la collégialité et d’une soumission de l’université à des pressions idéologiques et militantes. Les libertés universitaires ne sauraient être conditionnées par des critères politiques ou identitaires.

En incitant les enseignants et chercheurs à s’abstenir de participer à des séminaires jugés suspects, le Conseil scientifique condamne la communauté universitaire tunisienne à l’isolement, à la marginalisation et à la perte de crédibilité sur la scène internationale. Cette fermeture s’oppose aux dynamiques de coopération scientifique, pourtant essentielles au développement de la recherche et de l’innovation en Tunisie.

Libertés académiques menacées et isolement scientifique

Cette dérive est d’autant plus préoccupante que l’institution universitaire, censée défendre la liberté académique et l’intégrité de ses membres, cède ici à la pression de groupes militants, sacrifiant l’un de ses plus éminents représentants sur l’autel d’une lecture idéologique instrumentalisée.

L’affaire illustre la confusion croissante entre engagement politique et exclusion académique, qui sert de prétexte à la stigmatisation d’intellectuels investis dans le dialogue scientifique international. Le cas de Kazdaghli, dont la carrière est consacrée à la défense de la pluralité tunisienne et à l’étude des minorités, met en lumière le coût humain et institutionnel de ce climat : l’université, loin d’être un espace de débat libre, devient le théâtre de règlements de comptes idéologiques.

Un engagement pour la pluralité aujourd’hui fragilisé

Il faut également rappeler que Habib Kazdaghli a dirigé et contribué à la création du Laboratoire du patrimoine de la Tunisie (également appelé « Laboratoire Régions et ressources patrimoniales en Tunisie : approches interdisciplinaires ») à la faculté des lettres, des arts et des humanités de La Manouba, fondé en 1999. Ce laboratoire vise à étudier et valoriser les ressources patrimoniales des régions, des groupes humains et des associations, en s’intéressant tout particulièrement aux traces matérielles et immatérielles du passé, ainsi qu’aux patrimoines souvent marginalisés par l’histoire officielle. Kazdaghli a également fondé un laboratoire d’études des minorités, dédié à l’étude des Italiens, Grecs, Juifs et autres communautés en Tunisie, témoignant de son engagement pour la pluralité culturelle et la mémoire des minorités dans l’histoire du pays.

Aujourd’hui, ce dernier laboratoire est menacé. Il semblerait que de mettre en perspective historique la Tunisie et ses liens profonds avec les minorités qui ont constitué ce pays, dérange au plus haut point. La Tunisie veut-elle se recroqueviller sur elle-même, se ghettoïser, oublier les générations qui ont fait rayonner ce pays ? Et l’université de Tunis veut-elle participer à ce simulacre ? Ce serait assurément une faute grave.

Signataires :

Pascal BRUCKNER, philosophe
Djemila BENHABIB, auteure, politologue et écrivaine, fondatrice du collectif laïcité Yallah Belgique
Marc FELLOUS, professeur émérite à l’université Denis Diderot
Marc KNOBEL, historien, essayiste
Joël KOTEK, historien, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles
Iannis RODER, enseignant, essayiste

Par Pascal Bruckner, Marc Knobel, Iannis Roder et collectif*

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