Alors que Donald Trump propose de vider la bande de Gaza de ses habitants, les Palestiniens s’inquiètent d’un projet d’annexion de la Cisjordanie occupée. Depuis le 21 janvier, l’armée israélienne y a considérablement intensifié ses opérations militaires rendant la vie impossible à des dizaines de milliers de civils, tandis que les colons multiplient les exactions.
Deux jours après l’entrée en vigueur, le 19 janvier, d’un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, l’armée israélienne a annoncé avoir ouvert un nouveau front contre les groupes armés du nord de la Cisjordanie. Une opération baptisée « Mur de fer », étendue, mardi 4 mars, à de nouveaux quartiers du camp de réfugiés de Jénine et qui fait craindre aux Palestiniens le début d’une annexion rampante des territoires occupés illégalement par l’État hébreu depuis 1967.
Les forces israéliennes « ont élargi leur intervention à Jénine, où des unités d’infiltration de la police des frontières […] ont éliminé ce matin le chef [local] de l’organisation terroriste Hamas » ainsi qu’un autre activiste palestinien, et arrêté trois autres. L’armée a ajouté que les soldats avaient abattu un troisième combattant armé, « qui représentait une menace immédiate ».
« Cette annonce israélienne a en réalité succédé à ce qui se passait déjà sur le terrain. Depuis maintenant plus d’une semaine, l’armée a étendu son opération, qui était au départ limitée géographiquement au camp de réfugiés de Jénine, pour aller dans les quartiers environnants, c’est-à-dire ceux qui font la jonction entre la ville de Jénine même et le camp de réfugiés », détaille Xavier Guignard, co-directeur du programme Afrique du Nord – Moyen-Orient du centre de recherche Noria et auteur de « Comprendre la Palestine, une enquête graphique » (Éd. Les Arènes).
« Nouvelle doctrine militaire »
Depuis 2022, les forces israéliennes ont mené des raids et des frappes aériennes en Cisjordanie pour tuer et arrêter des militants présumés affiliés au Hamas et au Jihad islamique. Mais l’opération lancée le 21 janvier a marqué une escalade militaire sans précédent.
Selon le Washington Post, plus de 30 bataillons de l’armée israélienne ont été envoyés en Cisjordanie. Pour la première fois depuis la fin de deuxième intifada (2000-2005), l’État hébreu y a déployé des chars. Des bulldozers ont détruit des routes, des maisons ont été soufflées à l’explosif, tandis que les checkpoints se sont multipliés.
« Nous ne sommes plus ici dans le cadre d’une opération anti-terroriste. Ce sont des actes de guerre qui se déroulent actuellement Cisjordanie occupée. Certains ministres israéliens avaient d’ailleurs affirmé que ce qu’ils avaient fait à Gaza, ils le feraient en Cisjordanie », rappelle l’historien Vincent Lemire, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur Jérusalem.
« Israël n’a jamais été aussi loin dans la destruction, les arrestations et les évacuations [en Cisjordanie occupée, NDLR] », confirme Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po et expert des relations internationales. « Par ailleurs, cette opération intervient alors que tous les regards sont tournés vers Gaza et la frontière israélo-libanaise, mais aussi vers le Yémen et la Syrie. Cela offre une discrétion que les précédentes opérations n’avaient pas. C’est ce qui la rend particulièrement dangereuse. »
Privés d’eau et l’électricité, les habitants des camps de Jénine, Tulkarem et Nour Chams ont fini par être expulsés de leurs foyers, soit 40 000 personnes, selon l’ONU. Dans un communiqué du 23 février, le ministre israélien de la Défense Israël Katz a annoncé qu’Israël interdisait aux habitants de retourner chez eux pour récupérer leurs affaires. Il a également demandé à ses soldats de se préparer à un déploiement prolongé, pouvant durer jusqu’à un an.
« Par l’ampleur des moyens déployés et le nombre sans précédent de Palestiniens évacués, on est très clairement dans une nouvelle doctrine militaire en Cisjordanie par rapport au statu quo qui existait depuis la seconde Intifada », estime Xavier Guignard.
En finir avec les camps de réfugiés
Pour justifier l’opération « Mur de fer », l’État hébreu fait valoir le haut niveau de la menace terroriste depuis les attaques terroristes du 7-Octobre et la guerre déclenchée contre le Hamas dans la bande de Gaza. Mais sous couvert de contrôle sécuritaire, certains analystes et militants des droits humains pointent du doigt une opération disproportionnée au regard de la menace que représentent les groupes armés.
« En 2022 et 2023, il y avait des groupes armés, mais plus maintenant. Beaucoup ont été tués ou arrêtés par l’armée israélienne ou par l’Autorité palestinienne », assure auprès de RFI le député de Tulkarem, Hassan Khreisheh.
« Il n’y a aucun indicateur objectif qui permette d’établir que le niveau de la menace venant des groupes armés est plus élevé que ce qu’il était dans les années précédentes », tranche Bertrand Badie.
Depuis le début de l’offensive, au moins 55 Palestiniens et trois soldats israéliens ont été tués dans les gouvernorats de Jénine, Tulkarm et Tubas, selon le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires.
Selon les experts interrogés par France 24, l’opération « Mur de fer » constitue une concession accordée par Benjamin Netanyahu à ses alliés d’extrême droite, hostiles à un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Depuis des décennies, la droite nationaliste israélienne exige du gouvernement qu’il supprime les camps de réfugiés de Cisjordanie accueillant les Palestiniens déplacés en 1948 lors de la création de l’État d’Israël.
« Les Israéliens veulent en finir avec ces lieux d’exception, symboliques du droit au retour des Palestiniens, analyse Xavier Guignard. C’est un nouveau coup de boutoir contre l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), car tant qu’il y a des camps, celle-ci peut y opérer. Quant au statut de réfugiés, les Palestiniens y tiennent, car c’est la reconnaissance du fait qu’ils ont été déplacés en 1948 ou en 1967 et qu’ils pourront un jour exercer leur droit au retour ou obtenir une compensation ».
Impunité pour les colons
Malgré l’opération israélienne et l’entrée en vigueur d’une nouvelle législation interdisant tout contact avec l’UNRWA, cette dernière tente tant bien que mal de venir en aide aux personnes déplacées et aux habitants encore présents dans les camps.
« C’est beaucoup plus compliqué pour nous maintenant, car nous ne pouvons plus parler directement à l’armée », reconnaît auprès de l’AFP Roland Friedrich, un dirigeant de l’Unrwa. « Si les gens ne peuvent pas revenir et que nous ne pouvons pas rouvrir les écoles, 5 000 enfants seront déscolarisés […]. À Tulkarem, on entend de plus en plus parler de l’armée qui se promène en ville, demande aux commerçants de garder leurs magasins ouverts, met des contraventions, comme s’il n’y avait plus d’Autorité palestinienne (AP), plus de camps, plus de réfugiés. C’est très inquiétant », ajoute ce responsable.
L’inquiétude des Palestiniens est d’autant plus grande qu’en parallèle des opérations militaires israéliennes, la colonisation s’intensifie en Cisjordanie avec la bénédiction du gouvernement.
« La colonisation n’a jamais cessé, mais pour la première fois, cette courbe qui était assez linéaire prend une pente un peu ascendante. À la fois en termes de nombre de colons qui s’installent et de la création de nouvelles colonies appelées ‘outposts’, qui sont des toutes petites unités de quelques dizaines d’habitations, souvent des habitations temporaires qui deviendront ensuite des habitations en dur », explique Xavier Guignard.
« Il y a clairement la volonté de restreindre la présence palestinienne en Cisjordanie, et un certain nombre de ministres sont favorables a minima à l’annexion de la zone C [zone sous contrôle administratif et militaire exclusif d’Israël] », affirme Vincent Lemire.
Depuis les attaques terroristes du 7 octobre 2023, au moins 900 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie occupée par des soldats ou des colons israéliens, selon les chiffres du ministère de la Santé palestinien. Au moins 32 Israéliens, dont des soldats, ont été tués dans des attaques palestiniennes ou lors d’opérations militaires israéliennes, selon les données officielles israéliennes.
Amnesty International a récemment alerté sur la situation à Masafer Yatta, dans le village de Shib Al-Butum, situé près d’Hébron, où la multiplication des attaques de colons pourrait contraindre les habitants à partir.
« La situation à Shib Al-Butum est un microcosme de ce que vivent les Palestiniens, en particulier les éleveurs et les Bédouins, dans la majeure partie de la Cisjordanie occupée. Les colons empiètent sur leurs terres, vandalisent et volent leurs biens, les harcèlent et les agressent physiquement en toute impunité, a déclaré dans un communiqué Erika Guevara Rosas, directrice générale de recherches à Amnesty International.
Annexion « par épuisement »
Un sentiment d’impunité renforcé par le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, qui le jour de son investiture, le 20 janvier, a supprimé le décret pris par l’administration Biden imposant des sanctions contre les colons violents. Invité lors de la visite de Benjamin Netanyahu à Washington à se positionner sur une éventuelle annexion de la Cisjordanie, le milliardaire républicain avait indiqué qu’il s’exprimerait sur le sujet dans les prochaines semaines.
Dans le camp MAGA (« Make America Great Again », slogan de campagne de Donald Trump), plusieurs députés soutiennent activement ce projet porté depuis de nombreuses années par l’extrême droite israélienne. En début de semaine, le ministre des Finances et suprémaciste juif Bezalel Smotrich s’est rendu à Washington pour y rencontrer des responsables américains, ainsi que le secrétaire au Trésor Scott Bessent.
En cas de feu vert de Washington, « cela ancrerait la diplomatie américaine dans un rejet du droit international, ce qui ne serait pas surprenant au vu des positions de la nouvelle administration sur d’autres dossiers et ce serait un énième clou dans le cercueil de la solution à deux États », résume Xavier Guignard.
« Benjamin Netanyahu est conscient qu’une annexion juridique de la Cisjordanie représenterait un triple risque : la fin des accords d’Abraham, une rupture avec les Européens et la possibilité d’un nouveau train de reconnaissance de l’État palestinien. On a plutôt l’impression ici d’une annexion sourde. À travers le laboratoire de Gaza, on a pu constater qu’une annexion par épuisement des populations était tout aussi efficace qu’une annexion juridique », décrypte Bertrand Badie, qui met en garde contre le risque d’une insurrection en Cisjordanie occupée.
« Le risque de voir une nouvelle forme d’Intifada est élevé, car les Palestiniens n’ont plus rien à perdre et les choses peuvent très mal tourner », poursuit l’expert. « Ce n’est pas le danger qui a provoqué cette opération israélienne, mais c’est cette opération qui risque de provoquer de sérieux dangers. »