Habib Karaouli, économiste et PDG de Capital African Partners Bank (CAP Bank) : «Le statu quo ne peut pas continuer»
Selon Karaouli, l’année 2020 doit souligner le rôle du système bancaire dans la croissance économique du pays et la création des projets, notamment dans les zones défavorisées. Mais pour exceller, il faut sortir de l’ordinaire et arrêter de jouer un rôle passif dans le processus de relance économique. Les solutions existent et ne sont pas magiques. Il suffit de passer à l’action et d’assurer convenablement sa mission en se désaliénant des règles usuelles.
Question : Quel bilan faites-vous de l’exercice 2019 et quels étaient les principaux moments forts de cette année ?
Réponse : A l’image des années précédentes, les banques tunisiennes devraient continuer à enregistrer une croissance de leurs bénéfices mais à un rythme moins élevé que l’année 2018. D’après les chiffres publiés par les banques cotées au 30 septembre 2019, la collecte des dépôts a évolué à un rythme plus élevé (+6,7% à partir du 31 décembre 2018) que les crédits nets (+3,3% à partir de 31 décembre 2018) en raison des tensions sur la liquidité et au plafonnement du ratio de transformation (LtD). Le Produit Net Bancaire (PNB) des banques cotées a augmenté de 14% en glissement annuel conjugué à la hausse de la marge sur intérêts de 22%, et ce, suite aux augmentations successives du taux directeur. Ainsi, la marge sur intérêts représente 54% du PNB au 30 septembre 2019 contre 50% en 2018.
En revanche, les conditions d’accès au crédit notamment pour les PME /PMI se durcissent de plus en plus et expliquent la décélération de l’investissement de manière générale et principalement dans les 13 gouvernorats de l’Ouest. L’une des raisons essentielles qui ont conduit le gouvernement à sa décision de prendre en charge 3 points des taux d’intérêt bancaires pour les crédits dans l’agriculture et dans certaines industries.
De mon point de vue, le principal événement qui a marqué l’année 2019, c’est le début des études de réalisation du projet de création de la Banque Postale, initié par la Poste Tunisienne, qui prévoit la création d’une banque 100% digitale. Si le projet aboutit, et au vu des comparables, une amélioration certaine du taux de bancarisation, très faible en dépit d’un grand nombre de banques [à peine 37% et nettement inférieur à ce taux pour les catégories jeunes et à faible revenu] ainsi que de l’inclusion financière, est attendue.
Question : Parallèlement, qu’est-ce qui n’a pas marché ? Peut-on évoquer dans ce cadre un déséquilibre du secteur bancaire ?
Réponse : En dépit de la croissance des bénéfices de la banque, stimulée principalement par la hausse des taux d’intérêt, le secteur bancaire tunisien est en phase de statu quo. Les acteurs de la place n’ont pas assez innové pour répondre aux besoins et pour créer de nouveaux services à leur clientèle. Aujourd’hui, les banques sont dans l’incapacité d’accompagner les entreprises de la place dans le processus d’internationalisation, malgré le nombre important des institutions financières, et elles font face à un autre défi majeur, à savoir la proposition de nouveaux services via le canal digital.
La première question se manifeste par la sous-capitalisation des banques, c’est-à-dire que les banques ne sont pas en mesure d’assister un investisseur tunisien à l’étranger. Pour répondre à cette problématique, la création d’un pôle bancaire pourra être une solution pour accompagner nos investisseurs locaux dans leur croissance à l’international.
Deuxièmement, et malgré les efforts déployés pour proposer des services financiers digitaux, les clients ont devancé les banques en matière de digital. Aujourd’hui, les banques doivent investir et rénover leur système d’information pour pouvoir répondre aux attentes de leurs clients ce qui est une problématique non seulement pour les banques tunisiennes mais aussi des banques internationales. Elles devront aussi s’associer avec les fintechs et les startup pour pouvoir bénéficier de leur innovation, faciliter la transformation du métier de la banque et proposant, ainsi, de nouveaux modèles commerciaux à valeur ajoutée pour la clientèle.
Question : Sous quel signe sera placée l’année 2020 ?
Réponse : L’année 2020 sera une année pleine de challenges pour les banques. Avec l’assèchement de la liquidité, la collecte de dépôts et le coût des ressources ainsi que le recouvrement seront les enjeux majeurs pour les banques. Sur le plan réglementaire et de conformité, les banques seront également stressées par le passage vers les normes IFRS et Bâle III ainsi qu’avec la lutte à mener en matière d’anti-blanchiment et de financement du terrorisme (LAB/FT).
Dans un écosystème qui ne cesse de se réinventer, les banques sont confrontées au risque de « l’inaction ». Une chose est certaine, répondre aux besoins de la clientèle, créer de nouveaux services et intégrer la nouvelle technologie seront les leviers essentiels pour les banques. Elles devront, donc, proposer de nouveaux services non bancaires qui devront compléter les services « de base ». Ainsi, elles pourront créer de nouvelles sources de revenus dans un environnement de plus en plus concurrentiel et fortement réglementé.
Question : Quel rôle du système bancaire dans la croissance et quels seront les principaux chantiers ?
Réponse : L’activité des banques s’articule autour de 3 axes principaux qui sont ; le refinancement de l’économie, la conduite du système de paiement et la gestion des risques.
Aujourd’hui, les banques jouent un rôle central et crucial dans les économies modernes à travers un lien étroit qui s’est établi entre eux durant les dernières décennies. Pour répondre à votre question, l’intervention de la banque dans la croissance se fait à travers le biais de son métier historique qui est la collecte des dépôts et l’octroi des crédits et particulièrement les crédits qui sont destinés aux entreprises. Néanmoins, ce rôle a changé de trajectoire entre 2010 et aujourd’hui, dû à l’accroissement du portefeuille investissement qui a servi au financement de la dette de l’État au détriment de celle des entreprises (effet d’éviction) et l’assèchement des dépôts du marché qui a aggravé la situation.
En effet, le besoin de financement de l’État tunisien est passé de 1.859 MDT en 2010 à 9.700 MDT en 2018, soit un besoin additionnel de 7.841 M DT sur la période. Ce besoin a été financé de l’ordre de 635 MDT en 2010 et 2.350 MDT en 2018 par des emprunts intérieurs sous forme de BTA où les banques sont les principaux souscripteurs.
Les deux chantiers qui me semblent primordiaux aujourd’hui pour les banques sont la collecte des dépôts en premier lieu à travers le rétablissement d’un lien de confiance entre la banque et le client par le biais de la communication, l’inclusion financière et une offre bancaire adéquate aux attentes des clients. En deuxième lieu, une intervention plus profonde en termes d’octroi des crédits aux entreprises, particulièrement celles en difficulté financière, à travers un travail laborieux en termes d’étude des demandes de financement ou crédit et une compréhension plus fine du cycle d’exploitation des entreprises.
Interview réalisée par Meriem Khdimallah