Le rejet de la France en Afrique est le fruit de ses politiques

Le réseau pro-démocratie Tournons la page et le Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri) ont publié mercredi 6 novembre un rapport nommé « De quoi le rejet de la France en Afrique est-il le nom ? ». Issue d’entretiens avec plus de 500 militants et défenseurs des droits humains dans six pays (Niger, Bénin, Gabon, Cameroun, Côte d’Ivoire et Tchad), l’étude conclut à un rejet« massif, presque unanime » de la politique française en Afrique. Cela n’est pas le seul produit de campagnes de désinformation, mais s’appuie bien « sur des faits ».

La rupture s’exprime jusque dans le choix des mots. Pour expliquer les récents déboires de Paris sur le continent africain, une expression s’est imposée : le « sentiment anti-français ». Mais dans les réseaux militants, ce terme est rejeté, car considéré comme flou, biaisé et utilisé par les élites à Paris pour minimiser la critique de la France et de ses politiques.

« Parler de  »sentiment » induit l’idée que cette critique serait l’expression d’une passion, explique Laurent Duarte, ancien secrétaire exécutif de Tournons La Page et l’un des auteurs du rapport. Cela renvoie – pour paraphraser [l’ancien président sénégalais]Léopold Sédar Senghor – à l’idée qu’il y aurait une émotion noire versus une raison blanche. Or, pour les personnes interrogées, la critique envers la France est bien étayée par des faits précis. »

Pour la plupart des personnes interrogées, le rejet s’exprime à l’encontre de la politique de la France en Afrique et non pas à l’encontre des citoyens français, qui ne sont d’ailleurs jamais ou très rarement pris pour cible directement quand ils résident en Afrique. Par ailleurs, en utilisant le terme « français » plutôt que « France », cette expression renvoie implicitement à l’existence supposée d’un « racisme anti-français ».

Alors que le parti d’extrême droite Rassemblement national ne cesse de progresser sur l’échiquier politique français, ce retournement du stigmate du racisme est vivement dénoncé.

La désinformation russe utilisée par la France pour s’épargner une remise en question ?

En creux, pour les participants, cette expression de « sentiment anti-français » renvoie également à l’idée que la rupture entre la France et certains pays d’Afrique serait largement suscitée par des campagnes de manipulation et de désinformation orchestrées par des puissances concurrentes, en particulier la Russie.

Les personnes interrogées dans le rapport ne nient pas l’existence de campagnes de désinformation, mais estiment en majorité que Paris en fait une « obsession », faisant de la Russie « un bouc émissaire » pour s’épargner une nécessaire remise en question. « La propagande russe se nourrit des errements de la politique africaine de la France, mais elle n’en est pas à l’origine », écrivent les auteurs du rapport.

Là encore, poursuit Laurent Duarte,« analyser ces critiques sous le seul prisme d’une guerre d’influence revient à nier la capacité de ces acteurs à mener une critique et donc renforce le sentiment d’humiliation ».

Le « paternalisme et l’arrogance » d’Emmanuel Macron au cœur des critiques

Or, cette « humiliation » est justement l’une des critiques qui revient constamment. L’étude met en lumière ce qu’ont été les principaux points de bascule de l’opinion vis-à-vis de Paris depuis l’arrivée à l’Élysée du président français Emmanuel Macron.

En bonne place, on retrouve le sommet de Pau en janvier 2020, décrit comme le « paroxysme du paternalisme et de l’arrogance » du chef de l’État. Emmanuel Macron avait convoqué plusieurs chefs d’État sahéliens pour critiquer leur manque d’engagement dans la lutte contre le terrorisme et exiger une « clarification » au sujet de la présence de la France. Autrement dit, qu’ils fassent cesser les manifestations contre Barkhane.

Sur le plan sécuritaire, l’étude confirme que le retrait de Barkhane au Sahel a entraîné une « désillusion très marquée » sur la fiabilité de la France comme partenaire.

Mais le principal reproche adressé à Paris porte moins sur ses performances militaires que sur sa difficulté à répondre aux besoins exprimés par ses partenaires, notamment en ce qui concerne la fourniture d’équipements militaires. Pour Dan Sanaren, doctorant au Ceri et l’un des auteurs de l’étude, la critique sous-jacente est « celle d’une forme de paternalisme. Les gens disent :  »Les Français nous donnent ce qu’ils veulent vous donner, alors que les Russes eux, nous donnent ce que nous demandons. » »

« ​​​​​​​Tant que tu réponds aux exigences de la France, tu es un bon démocrate »

Parmi les points de bascule, il faut aussi mentionner l’arrivée au pouvoir de Mahamat Idriss Déby au Tchad. La présence d’Emmanuel Macron aux funérailles d’Idriss Déby Itno et à l’intronisation de son fils a été perçue « ​​​​​​​comme une insulte par les militants pro-démocratie et les défenseurs des droits humains. Cela est revenu dans tous les débats comme un sujet épineux », explique Dan Sanaren. Pour le chercheur, cela montre que « ​​​​​​​le Tchad est bien identifié comme un verrou » et« un espace stratégique pour l’influence française en Afrique ».

La critique, ici, est celle d’un « ​​​​​​​deux poids-deux mesures », résumé dans ces propos d’un participant interrogé en Côte d’Ivoire : « Tant que tu réponds aux exigences de la France, tu es un bon démocrate. »

Un rejet massif du franc CFA

Sans surprise, les enquêtés rejettent massivement le franc CFA. Presque 95% des sondés disent leur volonté d’en sortir, même s’ils ne s’accordent pas sur la meilleure alternative. La monnaie est « unanimement considérée comme un marqueur essentiel de la souveraineté », explique Laurent Duarte.

Cette exigence de souveraineté, et cette volonté « de déterminer le cours de leur histoire », est centrale dans les propos exprimés par les participants.