Kais Saïed se sert de la détention arbitraire pour écraser la dissidence

Résumé

Depuis que le président Kais Saied a orchestré la prise de contrôle des institutions de l’État tunisien le 25 juillet 2021, les autorités ont considérablement exacerbé leur répression de la dissidence. Ce jour-là, Saied avait limogé le Premier ministre, suspendu le Parlement, levé l’immunité parlementaire, s’était arrogé la supervision du ministère public et mis en œuvre d’autres mesures d’exception[1]. Depuis cette date, Saied a démantelé les institutions démocratiques du pays et réprimé toujours davantage les libertés publiques. Ses autorités ont fait de la détention arbitraire la pierre angulaire de leur politique répressive, qui vise à priver les personnes de leurs droits civiques et politiques. Depuis le soulèvement de 2011, les libertés publiques des Tunisiens, durement acquises, n’avaient jamais été aussi menacées, ni l’espace civique aussi restreint.

Depuis début 2023, les autorités tunisiennes ont multiplié les arrestations et détentions arbitraires à l’encontre de voix considérées comme critiques des autorités, ciblant des opposants politiques de tous bords, des avocats, des juges, des militants, des défenseurs des droits humains, des journalistes, des utilisateurs des réseaux sociaux et même des proches de certaines personnes critiques. Le simple fait d’exercer sa liberté d’expression ou de s’adonner à des activités politiques peut désormais exposer à des sanctions. En janvier 2025, plus de 50 personnes étaient incarcérées pour des motifs politiques ou pour avoir exercé leurs droits.

Ce rapport documente le recours accru des autorités tunisiennes à la détention arbitraire afin de punir la dissidence.Il se penche sur l’usage de poursuites judiciaires à motif politique, fondées sur des accusations abusives ou montées de toutes pièces, pour cibler, intimider et bâillonner les personnes critiques. Ce rapport s’appuie sur l’étude de 28 cas de détention et décrit en détail les cas spécifiques de 22 personnes détenues arbitrairement (5 femmes et 17 hommes). Dix-sept d’entre elles sont toujours derrière les barreaux. Au moins 14 personnes mentionnées dans ce rapport, souvent inculpées sans aucune preuve crédible d’infraction pénale, encourraient la peine capitale si elles étaient reconnues coupables.

Il est devenu courant en Tunisie que les autorités détiennent arbitrairement quelqu’un pour avoir simplement exercé ses droits fondamentaux, comme la liberté d’expression ou de réunion. Afin de museler les personnes jugées critiques, les autorités ont abondamment puisé dans un arsenal juridique agressif comprenant notamment des chefs d’inculpation sans fondement liés à la sûreté de l’Etat et au terrorisme, dont certains sont passibles de la peine de mort. Les autorités tunisiennes ont eu largement recours aux accusations, trop générales et abusives, d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État », « complot contre la sûreté de l’État » ou de tentative de « changer la forme du gouvernement » afin d’écraser les dissidents[2].

Les autorités ont également continué à traduire des civils devant la justice militaire, en violation flagrante du droit à un procès équitable et à une procédure régulière. Une vingtaine de critiques des autorités ont été jugés par la justice militaire depuis juillet 2021, dont d’anciens députés, des journalistes, des avocats, des opposants politiques et des utilisateurs des réseaux sociaux.

Parmi les personnes arbitrairement incarcérées, beaucoup l’ont été pendant une période de plus de 14 mois, soit la durée maximale de détention provisoire autorisée en Tunisie[3]. Dans les cas de plusieurs personnes ciblées pour des motifs politiques, les autorités judiciaires ont introduit de nouvelles inculpations, ou émis de nouveaux mandats de dépôt, en vue de maintenir ces critiques derrière les barreaux, parfois sans même les faire comparaître devant un juge[4].

Le ciblage des dissidents par les forces de sécurité et les autorités judiciaires est attisé au sommet de l’Etat par le président Saied lui-même, qui a souvent accusé, sans les nommer, les personnes critiques du pouvoir et ses adversaires politiques, d’être des « traîtres » et même des « terroristes ». Dans ses discours, le président Saied évoque constamment un ennemi de l’intérieur, diabolisant ses opposants ainsi que d’autres acteurs comme la société civile ou les juges, pour justifier les pénuries alimentaires, les coupures d’électricité et autres difficultés de la vie quotidienne[5]. Dans un discours de février 2023, il s’est servi des migrants et des réfugiés africains comme boucs émissaires, déclenchant une vague de violence à leur encontre[6]. Des militants tunisiens ont adopté, dans le cadre d’une campagne en ligne notamment, le slogan ironique « Nous sommes tous des comploteurs », en réponse à la répression généralisée.

Les réformes successives entreprises par le président Saied depuis juillet 2021 ont affaibli les institutions publiques censées contrebalancer les pouvoirs présidentiels, consolidé sa mainmise sur le pouvoir et contribué à un net recul des droits humains. Parmi ces transformations majeures, la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature en février 2022 a gravement miné l’état de droit et permis à l’exécutif d’instrumentaliser la justice à des fins politiques[7]. La mainmise des autorités sur la justice, après des attaques répétées contre son indépendance, soulève de vives inquiétudes concernant les garanties de procès équitables pour les personnes détenues[8].

Les magistrats qui se sont élevés contre les attaques de l’exécutif contre l’état de droit et l’indépendance judiciaire depuis 2022 ont vu leurs libertés d’expression et d’association restreintes. Certains juges ont même été soumis à des mesures disciplinaires arbitraires en raison de décisions judiciaires qu’ils ont prises[9]. À plusieurs reprises, les autorités ont, par ailleurs, ciblé des avocats de la défense pour leurs déclarations et en lien avec l’exercice de leur profession[10].

Human Rights Watch a également constaté que les détenus subissaient souvent des conditions d’incarcération difficiles et que les autorités n’avaient pas apporté de soins médicaux suffisants ni adaptés à plusieurs personnes incarcérées pour l’expression pacifique de leurs opinions ou leurs activités politiques. Au moins douze détenus dont les cas ont été documentés par Human Rights Watch avaient des problèmes de santé préexistants (comme le diabète, l’hypertension, l’hypercholestérolémie ou l’arthrite), des handicaps, voire des maladies graves, comme le cancer. Or, les autorités carcérales ont refusé à certains détenus l’accès à des soins de santé en urgence tout en restreignant leurs brefs rendez-vous médicaux à des consultations rudimentaires. D’après des entretiens menés avec d’anciens détenus, des proches de détenus et des avocats, l’administration pénitentiaire ne renvoyaient généralement pas les détenus vers des médecins spécialistes ; et lorsque qu’elle l’a fait, elle ne leur donnait pas accès aux résultats de leurs examens médicaux, ce qui a parfois entraîné une aggravation de l’état de santé des prisonniers en question. Dans au moins deux cas documentés par Human Rights Watch, l’administration de la prison a refusé de délivrer des médicaments qui avaient été prescrits préalablement.

Au moins huit opposants politiques détenus dans les prisons de Mornaguia et Messadine étaient soumis depuis mars 2023 à des caméras de surveillance, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ont rapporté à Human Rights Watch leurs avocats et leurs proches. Huit détenus, au moins, étaient exposés en permanence à un éclairage artificiel dans ces deux prisons, ce qui engendre une privation de sommeil, une pression psychologique supplémentaire et pourrait être considéré comme un mauvais traitement. Deux femmes détenues dans la prison de la Manouba ont subi une fouille à nu, ce qui pourrait constituer un traitement dégradant.

Les autorités ont mené des représailles contre des proches de détenus qui avaient dénoncé leur détention arbitraire, notamment à travers des poursuites judiciaires et des intimidations. Des avocats et des familles de détenus se sont vu refuser des visites dans plusieurs cas, en prison ou lorsque des prisonniers étaient transférés à l’hôpital.

Les partenaires internationaux de la Tunisie, dont l’Union européenne (UE) et ses États membres, ne se sont dans l’ensemble pas élevés contre la détérioration de la situation des droits humains en Tunisie ni ne l’ont évoquée publiquement. L’Union européenne semble avoir privilégié la coopération sur d’autres questions, notamment le contrôle des migrations, au détriment de la situation des droits humains en Tunisie, en dépit de l’arrestation de nombreux opposants. Un mémorandum d’entente controversé avait été signé par la présidente de la Commission de l’UE, Ursula von der Leyen, et le président Kais Saied, en juillet 2023[11].

Les autorités tunisiennes devraient libérer toutes les personnes détenues de façon arbitraire, abandonner les poursuites contre elles et cesser de traduire des individus en justice pour des motifs politiques ou parce qu’ils ont simplement exercé leurs droits humains. Elles devraient cesser d’employer la détention arbitraire et des lois archaïques restreignant les droits fondamentaux comme outils pour intimider et museler les voix dissidentes. Les autorités devraient, par ailleurs, revenir sur toutes leurs politiques qui portent atteinte à l’indépendance de la justice et garantir des procès équitables à tous.

La Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples devrait écrire aux autorités tunisiennes une lettre d’appel d’urgence au sujet du recul des droits humains en Tunisie et de l’ingérence de l’exécutif en matière de justice. Cette lettre devrait exhorter la Tunisie à prendre des mesures immédiates pour remédier à cette situation et pour se conformer immédiatement aux jugements contraignants de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples portant sur la justice et les cas de détention arbitraire. La Cour africaine, elle, devrait mentionner, dans son rapport annuel à l’Assemblée de l’Union africaine, tout non-respect de ses propres jugements sur la Tunisie, et demander au Conseil exécutif de l’Union africaine d’inciter la Tunisie à s’y conformer.

La communauté internationale et les partenaires de la Tunisie devraient appeler le gouvernement à cesser de réprimer la dissidence et à libérer toutes les personnes arbitrairement incarcérées. Elles devraient exhorter les autorités à protéger un espace de liberté d’expression, d’association et de réunion, placer le respect des droits fondamentaux au cœur de leurs relations avec la Tunisie et réexaminer tout accord de coopération avec des entités responsables d’atteintes aux droits humains.

Source ; HRW