En Tunisie, les indicateurs se multiplient autour de la dérive despotique du régime

L’essayiste Hatem Nafti dénonce, dans une tribune au « Monde », l’arrestation de l’avocat Ahmed Souab, dernier exemple en date du dévoiement, par les autorités tunisiennes, du système judiciaire à des fins répressives.

Dans la matinée du 21 avril, des policiers de la brigade antiterroriste ont arrêté l’avocat Ahmed Souab à son domicile, à Tunis. Cet ancien juge administratif est accusé, entre autres, d’avoir proféré des menaces de mort à l’égard de magistrats. Les autorités tunisiennes évoquent une vidéo où l’on voit l’avocat Ahmed Souab dénoncer les multiples vices de procédure dans l’affaire dite « du complot contre la sûreté de l’Etat », où il représente certains prévenus. Evoquant les pressions de l’exécutif sur les juges, Ahmed Souab s’est pourtant contenté d’utiliser une expression imagée que l’on pourrait traduire par « avoir une épée de Damoclès sur la tête ».

Au cours du week-end suivant, des influenceurs proches du président Kaïs Saïed ont organisé une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux. Le parquet, de son côté, a décidé de poursuivre Souab au motif de « menaces », d’« association de malfaiteurs terroriste », de « subornation de magistrat » et de « propagation de fausses nouvelles ». Compte tenu du caractère dérogatoire de la loi antiterroriste, Souab ne pourra accéder à son avocat qu’au terme des quarante-huit premières heures d’une garde à vue qui peut durer jusqu’à deux semaines.

Le profil atypique d’Ahmed Souab explique l’ampleur des réactions à son arrestation. Ancien juge administratif, l’homme de 68 ans est un habitué des médias. Loin de la réserve habituelle de ses confrères, il n’hésite pas à adopter des positions tranchées, avec un sens de l’humour qui en fait un « bon client » des plateaux politiques. Dans un débat public de plus en plus contraint, la voix de Souab dénonce les dérives du pouvoir et décrypte avec pédagogie les atteintes aux droits humains.

La vidéo incriminée est extraite d’une conférence de presse qui s’est tenue le 18 avril, à l’issue du procès de l’affaire dite « du complot contre la sûreté de l’Etat ».

Après l’abstention record des élections législatives de janvier 2023, le pouvoir s’est lancé dans une chasse aux opposants, et multiplie les violences à l’égard des populations migrantes. Le 11 février 2023, l’ancien responsable social-démocrate Khayam Turki est le premier à avoir fait l’objet d’une interpellation, dans laquelle le président Saïed a admis avoir été impliqué. Plusieurs autres arrestations ont lieu durant les heures et les jours suivants, et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire devient publique. Menaçant les magistrats, Kaïs Saïed, qui s’est octroyé un pouvoir de révocation des magistrats sur le fondement d’un simple rapport de police, prévient : « Celui qui osera les innocenter sera considéré comme leur complice ! »

Contradictions patentes

Les avocats dénoncent un dossier vide, fondé sur des accusations anonymes qui ont fait varier leurs témoignages. Ils rappellent que le chef de la brigade à l’origine de l’affaire est aujourd’hui en détention, alors que le juge d’instruction est en fuite à l’étranger. Tandis que la défense mettait en avant la fragilité du dossier, les autorités ont interdit aux médias d’évoquer l’affaire durant sa phase d’enquête. Malgré tout, le rapport de fin d’instruction a fuité dans la presse. A sa lecture, les contradictions sont patentes, et certains passages se rapprochent de thèses conspirationnistes. Le rapport, non traduit en français, mentionne par exemple qu’un des suspects « adhère à l’idéologie maçonnique, qu’il partage avec d’autres accusés. Ceux-ci assistent à des cérémonies organisées par des clubs maçonniques à l’instar du Rotary et du Lions (…), qui visent à dominer la politique, l’économie et le marché des armes ».

Bien décidées à amoindrir la visibilité du procès, les autorités refusent que les prévenus en détention soient conduits au tribunal, ce qui a perturbé les deux premières audiences. Finalement, le vendredi 18 avril, les juges passent en force et rendent leur verdict sans auditionner le moindre accusé, y compris ceux qui ont comparu libres. Si la Tunisie a déjà connu de grands procès politiques durant sa phase dictatoriale, cette affaire est sans doute celle qui a le plus bafoué les droits de la défense.

Les 40 prévenus ont été déclarés coupables à des degrés divers, et ont écopé de peines allant de quatre à soixante-six ans de réclusion. Dans l’espace public tunisien, on parle davantage du profil des accusés que du fond de l’affaire. Les autorités ont choisi, à dessein, d’accuser des personnalités controversées. Citons par exemple le lobbyiste Kamel Eltaïef, la militante féministe Bochra Belhaj Hamida, condamnée à trente-trois ans pour terrorisme, ou Bernard-Henri Lévy, particulièrement détesté en Tunisie pour ses prises de position lors de la guerre en Libye.

Bien que des citoyens européens et français soient impliqués, et malgré le fait que des accusations pèsent sur des chancelleries occidentales, l’affaire n’a pas déchaîné les passions au nord de la Méditerranée. Pis encore, alors que les indicateurs se multiplient autour de la dérive despotique du régime et sur la maltraitance des migrants, l’Union européenne vient de classer la Tunisie comme pays « sûr », y facilitant du même coup l’expulsion des demandeurs d’asile tunisiens. Ce double standard de plus en plus assumé discrédite les valeurs libérales prônées par Bruxelles.

Par :Hatem Nafti , publié par le journal Le Monde le 30 avril 2025

Hatem Nafti est essayiste et chercheur auprès du centre indépendant Noria Research. Il est l’auteur de « Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne » (Riveneuve, 2024).