Alors que la plupart des autres occupants du poste ont effectué deux mandats consécutifs, Jimmy Carter n’a remporté qu’une seule élection présidentielle américaine, en 1976. Après quatre années compliquées à la Maison Blanche, il passe plus de trois décennies à sillonner le monde et à œuvrer pour la paix. Ce franc-tireur, champion des droits humains et critique averti de la politique étrangère de ses successeurs, démocrates comme républicains, est mort le 29 décembre, à l’âge de 100 ans.
« Nous avons toujours cru dans ce quelque chose qu’on appelle « progrès ». » Dans son discours du malaise (« Malaise speech »), Jimmy Carter veut dire la vérité aux citoyens de son pays, qui l’ont élu d’une courte tête trois ans plus tôt. Victorieux de justesse, Jimmy Carter avait alors promis de ne jamais leur mentir. Ce 15 juillet 1979, à la télévision, il fait face à un pays qui connaît sa pire crise économique depuis le krach de 1929. « Nous avons toujours eu cette conviction que la vie de nos enfants serait plus belle que la nôtre. Aujourd’hui, nous perdons cette conviction. »
Quelques mois plus tard, c’est l’élection que perd Jimmy Carter, au profit de Ronald Reagan. L’ancien acteur se veut confiant et promet de rendre l’Amérique forte, alors que le démocrate n’hésite pas à parler des erreurs des Américains. Président faible selon ses détracteurs, idéaliste selon ses supporters, Jimmy Carter est peut-être passé à côté de ses années à la Maison Blanche.
Si l’on peut mettre à son crédit les accords de Camp David de septembre 1978, synonyme de paix entre Israël et l’Égypte, le rapprochement des États-Unis avec la Chine communiste ou le traité de non-prolifération Salt II négocié avec les Soviétiques, le pays se souviendra aussi de lui pour ses échecs en tant que président. Prise d’otage à l’ambassade de Téhéran pendant quatorze mois après la révolution islamique, difficultés à endiguer la crise à la suite du choc pétrolier de 1979, invasion par l’URSS de l’Afghanistan… Son héritage, pourtant, dépasse largement ses quatre années de présidence.
« Il a fait preuve de ce qu’il faudrait à tous les présidents : de l’humilité »
L’histoire de Carter est celle d’un outsider. Quand il se déclare candidat à la fonction suprême, en 1974, le contexte lui est favorable. Richard Nixon a démissionné à cause du scandale du Watergate et la probité des responsables politiques du pays, notamment républicains, est remise en question. Le quinquagénaire, qui n’a effectué qu’un mandat au Sénat de Géorgie (1963 – 1967) et un autre au poste de gouverneur de l’État (1977 – 1981), est alors un quasi-inconnu de la vie politique américaine.
Cela ne l’empêche pas de battre Gerald Ford, vice-président et successeur de Richard Nixon, avec un peu plus d’un million de voix d’avance. Jimmy Carter veut faire de la politique différemment. Contrairement à ses prédécesseurs, le jour de sa prise de fonction, il ne traverse pas Washington en voiture, mais à pied. « Il a fait preuve de ce qu’il faudrait à tous les présidents : de l’humilité », commente Mel Elfin, responsable à l’époque du bureau de l’hebdomadaire Newsweek à Washington, dans un documentaire d’History Channel.
Arrivé au pouvoir, il crée un département d’État à l’Énergie et un autre pour l’Éducation. Il réforme l’administration et la fiscalité. Il dérégule le secteur des transports, étend le territoire des parcs nationaux. Mais ses mesures pour lutter contre l’inflation (12% en 1979) et le chômage ne portent pas leurs fruits. Du moins, elles ne convainquent pas ses concitoyens : sa cote de popularité flirte avec les 20% à la fin de son mandat et il est balayé par la tornade Reagan.
Après sa défaite, le démocrate occupe ses derniers jours et nuits en tant que président à négocier avec la République islamique d’Iran pour obtenir la libération des 52 otages de l’ambassade américaine de Téhéran. Ils sont finalement autorisés à rentrer aux États-Unis, après plus d’un an de pourparlers. Leur avion quitte l’Iran au moment où Ronald Reagan prête serment et devient le 40e président des États-Unis. Jimmy Carter n’en tire aucun crédit, d’autant qu’on lui reproche la mort de huit militaires américains, en avril 1980, lors d’une opération pour secourir les otages. « J’aurais pu détruire l’Iran », déclare-t-il par la suite. C’était la solution prônée par beaucoup de responsables à l’époque. Mais aux canons, Jimmy Carter a toujours préféré les négociations.
150 pays visités, un prix Nobel de la paix
Grand consommateur de notes de synthèses et de rapports sur les sujets qui le préoccupent, le président Jimmy Carter est un travailleur. Mais les observateurs s’accordent à dire que son bon-vouloir et sa franchise se sont fracassés sur les réalités de la vie politique américaine. « C’était un idéaliste, il voulait faire de bonnes choses. Mais j’ai senti qu’il n’avait jamais eu assez de pragmatisme pour pouvoir négocier, ce qui est inévitable à Washington si vous voulez faire quelque chose », se rappelle l’ancien membre du Congrès et futur directeur de la CIA puis secrétaire de la Défense, Leon Panetta, auprès d’History Channel, en 2005.
Lui qui promettait, dès son élection au poste de gouverneur de Géorgie (un État du sud, longtemps ségrégationniste) que « le temps des discriminations raciales [était] terminé » voulait placer les droits humains au cœur de la diplomatie américaine. Mais ce n’est qu’après son départ de la Maison Blanche qu’il y est réellement parvenu. En 1982, il devient enseignant à l’Université d’Emory à Atlanta et crée avec sa femme le Carter Center.
« Récompenser la paix. Se battre contre la maladie. Construire l’espoir. » Les objectifs de la fondation sont portés dans une centaine de pays. Le centre éponyme de l’ex-couple présidentiel a supervisé une quarantaine d’élections depuis sa création : Venezuela, Nigeria, Chine… Jimmy Carter, devenu chantre de la paix, a aussi mené des délégations au travers de plusieurs crises : en Éthiopie et en Érythrée en 1989. Cinq ans plus tard, il rencontre le leader nord-coréen Kim Il-sung pour calmer ses ardeurs nucléaires, puis se rend, toujours en 1994, en Haïti, sur ordre du président Bill Clinton, et convainc les militaires de quitter le pouvoir avant que n’interviennent les militaires onusiens.
En tout, l’ancien président s’est déplacé dans environ 150 pays. En 2002, il est notamment le premier ex-chef d’État américain à se rendre à Cuba depuis le coup d’État de Fidel Castro de 1959 : il prononce alors un discours à la télévision d’État, en direct et sans coupure, et prône le rapprochement entre Washington et La Havane.
Il est récompensé de ses pérégrinations pacifiques par de multiples décorations : Prix des droits humains des Nations unies en 1998, médaille présidentielle de la Liberté, la plus haute distinction civile américaine, en 1999. Et surtout, prix Nobel de la Paix en 2002. Il prononce, au moment de la cérémonie, un vibrant hommage à l’ONU : « Il faut se confronter à ces défis planétaires en insistant sur la paix, sur l’harmonie avec les autres, avec des alliances fortes et un consensus international […] Aussi imparfaite qu’elle puisse être, l’Organisation des Nations unies est le meilleur moyen d’y parvenir. »
Le « diacre »
Contrairement à beaucoup d’autres présidents américains, Jimmy Carter ne s’est jamais privé de mettre des bâtons dans les roues de ses successeurs, y compris démocrates. En 1992, il refuse de soutenir Bill Clinton dans la course à la Maison Blanche. « Les gens cherchent quelqu’un d’honnête qui dit la vérité. » En 2008, il soutient Barack Obama, et en 2016, il avoue avoir voté pour Bernie Sanders – dans les deux cas contre Hillary Clinton. Cela ne l’empêche pas, pendant les années Obama, de critiquer la politique du premier président noir des États-Unis, notamment sur la question de Guantanamo, ou des drones de combat utilisés au Yémen et au Pakistan.
Évidemment, les républicains ne sont pas non plus en reste. Bush fils ? « Le plus mauvais président des États-Unis. » La guerre en Irak ? « Une erreur tragique et coûteuse. » La chaîne conservatrice Fox News ? « Beaucoup de gens naïfs aux États-Unis croient vraiment ce que Fox News présente comme des faits alors que ce ne sont que des déformations. » À Donald Trump toutefois, il proposera son aide et celle de sa fondation, pour l’aider à gérer des dossiers sensibles. Il est aussi l’un des seuls ténors du parti démocrate à être présent lors de son investiture. Ce qui ne l’empêche pas de critiquer les « erreurs graves » de Donald Trump sur le dossier iranien ou de l’accuser de transformer les États-Unis en « oligarchie ».
Jimmy Carter « critique toujours quelque chose, mais n’a jamais rien de positif à dire », aurait dit à son sujet le président Bill Clinton. D’autres ont reproché au 39e président des États-Unis sa naïveté. Beaucoup, y compris dans le camp démocrate, lui ont aussi tenu rigueur de ses prises de position contre l’occupation israélienne des territoires palestiniens, ou de ses rencontres avec des représentants du Hamas, considéré comme une organisation terroriste par Washington.
Ce père de quatre enfants, fervent chrétien baptiste (surnommé « Deacon », « diacre », par le « secret service » chargé de la protection rapprochée du président) qui donne des cours le dimanche dans sa paroisse à Plains, en Géorgie, a creusé son sillon. Quand il annonce, en 2015, qu’il est atteint d’un cancer du foie, toute la classe politique américaine lui souhaite de se rétablir. En 2018, il affirme s’en être remis.
Premier président américain de l’histoire à atteindre l’âge de 100 ans, il apparaissait encore régulièrement sur des chantiers humanitaires. Il conseillait encore récemment à Donald Trump de « dire la vérité » et… de « moins tweeter », tout en critiquant la procédure d’impeachment lancée contre ce dernier. « Je pense que ce n’est pas en adéquation avec ce que les Américains attendent », avait-il expliqué. Cet inclassable populiste au verbe haut et aux valeurs démocratiques chevillées au corps aura été pendant près de quarante ans une épine dans le pied des administrations qui se sont succédé à la tête du pays. Une de celles qui vous poussent à avancer.