La Tunisie à l’heure de la « folie judiciaire »

La condamnation, à Tunis, d’une quarantaine d’opposants à de très lourdes peines sur la base d’accusations fantaisistes est une offense à la réputation de la Tunisie, embarquée de force dans l’autocratisme sans limite du président, Kaïs Saïed.

La Tunisie sombre dans une pathétique régression. Le berceau des « printemps » de 2011, foyer de tant d’espérances pour les démocrates de l’aire arabo-musulmane, se dévoie depuis trois ans dans une triste caricature, celle du retour à une autocratie sans entrave. Un verdict hors norme sanctionnant un simulacre de procès a condamné, samedi 19 avril, une quarantaine de prévenus (militants politiques et associatifs, intellectuels, journalistes, hommes d’affaires) à des peines allant jusqu’à soixante-six ans de prison.

La lourdeur des sentences autant que la violation des droits de la défense sont une injure à la réputation de la Tunisie. « Une folie judiciaire », s’est affligé l’avocat Samir Dilou. Et une souillure sur l’image d’un pays qui fut collectivement auréolé en 2015 du prix Nobel de la paix pour son chantier démocratique.

L’homme qui a bâti la fiction de ce « complot » contre la « sûreté de l’Etat » n’est autre que le chef de l’Etat lui-même, Kaïs Saïed. Une partie des condamnés, acteurs politiques de la transition post-2011, n’avaient fait qu’envisager, le plus légalement du monde, une alternative électorale à M. Saïed. Leur motivation n’était autre qu’une profonde inquiétude sur l’avenir de la démocratie tunisienne au lendemain du « coup de force » du 25 juillet 2021, à la faveur duquel le président Saïed, élu deux ans plus tôt, s’est arrogé les pleins pouvoirs.

Une mise à sac

Ces opposants savaient que le climat ambiant ne leur était guère favorable. Ils n’ignoraient pas que le « coup de force » de Kaïs Saïed avait été salué par des scènes de liesse. Ils étaient pleinement conscients que celui-ci surfait sur un rejet populaire des errements de la transition démocratique. Si l’Occident avait projeté ses fantasmes romantiques sur ce petit laboratoire éclairé d’Afrique du Nord, la population tunisienne avait amèrement vécu l’envers du décor : régression socioéconomique, violence djihadiste, paralysie institutionnelle et montée de la corruption. L’irruption de M. Saïed est le produit de ce désenchantement dont on avait sous-estimé, hors de Tunisie, la profondeur.

Mais, plutôt que de corriger une trajectoire amendable, M. Saïed a pris le parti de la table rase. Il s’est employé à démanteler méthodiquement les acquis les plus précieux du printemps 2011. Il s’est attaqué, avec une rare obstination, au pluralisme partisan et à la liberté d’expression. Hostile à la démocratie représentative, il ne jure que par une démocratie directe qui n’est autre que l’habillage d’un pouvoir personnel illimité. Le chantier réformiste tunisien n’est qu’un champ de ruines.

Face à une telle mise à sac, les Européens sont comme tétanisés. Français et Allemands ont exprimé leur « préoccupation » après l’énoncé du verdict du 19 avril. S’il rompt un long silence, le message adressé demeure très prudent. C’est que l’Europe cherche à esquiver un double écueil. Elle doit se garder de toute accusation d’« ingérence », à l’heure où le patriotisme est à vif. Elle doit aussi éviter de se brouiller avec un président qui s’impose comme un exécutant loyal des accords d’endiguement migratoire conclus avec Bruxelles.

Mais pourra-t-elle longtemps s’en tenir à cette discrétion, alors que la gouvernance erratique de M. Saïed fragilise chaque jour davantage la Tunisie et donc potentiellement la stabilité de cette partie de l’Afrique du Nord ?

Source : Le Monde