Il s’agit d’une pièce de théâtre de Camus éditée au milieu des années Quarante du Siècle dernier qui s’inscrit dans le cycle de l’absurde à l’instar de « L’étranger » et « Le Mythe de Sisyphe » du même auteur. Cette histoire, que j’ai lue au cours de ma jeunesse, m’a profondément marqué. Le héros ( Jan ou Yan ) quitte le foyer familial , une auberge en Europe Centrale noyée dans un froid éternellement gris et triste , et va faire fortune ailleurs puis revient après plusieurs années chez sa mère et sa sœur ( Marthe) qui ne le reconnaissent pas . ( Jan ) avait pourtant l’intention de les sortir de la misère et de les emmener vivre là où il fait toujours beau , mais il ne leur décline pas son identité croyant ainsi perdurer le suspens avant de leur annoncer la bonne nouvelle, celle de son retour .
Seulement, pendant sa longue absence, les deux femmes avaient pris l’habitude de voler leurs rares et riches clients pour les tuer ensuite et les balancer dans un fleuve glacial. Elles projetèrent donc de tuer ce nouveau venu qui semblait plein aux as, et c’était sa propre mère qui lui glissa un poison dans le thé. (Jan) agonisait lorsqu’il leur annonça qu’il était ce fils parti depuis si longtemps et qui revient pour leur assurer bonheur et joie de vivre. Trop tard ! Les deux tueuses ne pouvaient plus rien faire ; elles se résignèrent, la mort dans l’âme, à jeter le cadavre dans le même fleuve, celui de tous les crimes et de tous les chagrins. Réalisant l’absurdité de son acte et la nullité de son existence, la mère se suicida en se jetant au milieu des flots , puis (Marthe) fit de même, chagrinée qu’elle était par la mort de sa maman qu’elle servait sa vie durant refusant de prendre mari afin de rester avec elle pour la vie et pour la mort.
L’histoire se termine avec une séquence insoutenable, celle du vieux domestique sombre et taciturne qui se délecte de la fin tragique de cette famille ainsi décimée, il les a pourtant longtemps servis en assurant la tâche ingrate de noyer leurs victimes. Le vieux perfide semble avoir pris goût au meurtre, il aimait tuer pour le seul plaisir de tuer ; il tirait une sorte de satisfaction, un sentiment de puissance face aux corps inanimés de ses victimes. Comble de l’absurde, le vieux laquais savait dès le début qui était (Jan) puisqu’il lui a volé son passeport, mais il ne révéla rien de ce qu’il savait et laissa sciemment ses deux patronnes sombrer dans leur folie meurtrière.
En somme Albert Camus, à travers cette œuvre magistrale, nous tend un miroir dans lequel les éléments de notre propre tragédie sont réfléchis, réunis et bien illustrés pour être enfin clairement définis.
Dans ce miroir, je vois personnellement le visage de notre Chef d’état Kaïs Saïed. Ben oui ! C’est lui le malentendu, c’est lui la grande méprise et la grande désillusion….. Hélas !
Depuis son accession à la magistrature suprême, j’ai toujours pensé qu’il valait mieux ne pas trop le critiquer et qu’entre « Deux maux il fallait choisir le moindre » (Entre lui et la Confrérie du négoce religieux Ennahdha ) . Mais le Monsieur semble obstiné à nous prouver que le mal absolu c’est lui, et qu’il ne faut pas aller chercher loin cette catastrophe sans nom, car elle est en lui et nulle part ailleurs.
L’interview que Kaïs Saiëd a accordée il y’a deux jours à la chaine Française « France 24 » en langue Arabe est ainsi révélatrice d’un malentendu historique, d’un quiproquo insondable. Notre propre Président s’y est livré à un véritable réquisitoire contre nous, contre notre économie, notre justice et notre système politique. Il a tiré sur tout ce qui bouge …..Et ne bouge pas.
1 er Malentendu : Sur sa perception de la fonction qui est la sienne.
Dès le départ le jeu était truqué car les Tunisiens qui, il y’a un an et demi, ont cru élire un Président de la République ont dû vite déchanter ; ils se retrouvent avec un meneur de campagne électorale avant-terme. Leurs problèmes sont restés les mêmes sinon empirés et ils ont eu, comme cerise sur le gâteau, un Chef qui ne parle pas leur langue et qui s’adresse à eux dans un style à écorcher une meute de chats et de chiens. Sur FR 24 , et face à un Taoufik Mejaïed visiblement estomaqué, KS a critiqué si violemment son pays qu’on le prendrait pour un Zapata révolutionnaire des temps modernes.
A l’opposé, son prédécesseur Feu B.C.Essebsi – quoi qu’on en dise- se disait Magistrat Suprême et essayait de se placer au-dessus des mêlés. Ce malentendu, sciemment entretenu par le Président Saïed , est à l’origine de la déception grandissante et de la gêne perceptible chez ses soutiens avant ses détracteurs puisque la Présidence n’est plus le recours ultime, elle est devenue l’une des équations de la crise, une équation à mille inconnus.
2éme Malentendu : Sur la place du Président dans le système politique :
Kaïs Saïed est au système politique actuel ce que la tête est au corps. Il est à son sommet, il est son premier représentant et son incarnation absolue. Or, le Monsieur se comporte comme s’il était hors-système, il cultive une image de celui qui est contre tout et rien à la fois. En cela il nous rappelle étrangement un certain Gadhafi qui, après avoir fondé la Jamahiriya et après avoir modelé le régime à son image et dans les moindres détails, proclame enfin – à ceux qui veulent bien le croire – qu’il n’était que le guide et que le pouvoir réel était exercé par ses fameux comités révolutionnaires.
Ce malentendu originel frise la schizophrénie car K. S n’est pas et ne sera jamais un antisystème, il est conformiste jusqu’à la moelle. Aussi s’il est devenu Président, c’est bel et bien grâce aux lois de ce système qu’il pourfend aujourd’hui. Pour être donc crédible, KS doit en toute logique renoncer aux salaires et autres avantages que lui accorde ce système tant honni ; mais continuer ainsi à avoir le beurre et l’argent du beurre, ne fera de lui à la fin qu’un hypocrite de la pire engeance.
3éme Malentendu : Sur les moyens de la réforme.
Nous l’aurons compris, K.S est contre les corrompus, contre les comploteurs avec l’étranger, contre les voleurs, les profiteurs, il est en somme « le purificateur de l’univers », mais ce que nous ne savons pas encore c’est : Que faut-il faire ? Quelle est votre alternative Monsieur le Président ?
A ce stade de la discussion, KS devient étrangement parcimonieux, sa logorrhée si abondante se réduit comme une peau de chagrin et son projet tourne uniquement autour de notions aussi imprécises qu’utopiques. Il nous lance à demi-mots « La société de droit, le pouvoir des conseils locaux, les élus responsables face à leurs électeurs». Un enfumage ni plus ni moins , un brassage d’air qui mène vers l’abime.
Ce dernier malentendu a ceci de grave : Les jeunes risquent de s’impatienter et de faire tomber sur sa tête le château de cartes qu’il leur a promis. Son sort sera alors semblable à celui de (Jan) qui nourrissait l’ambition de faire le bonheur de celles-là mêmes qui l’ont balancé au fond d’une rivière glacée .
Le vieux laquais quant à lui, sombre et taciturne se tient déjà à l’affut, haut perché sur sa tribune et prêt à sauter sur le premier cadavre qui tombe.
Ben Ahmed Sobhi