Tunisie : quel bilan pour Kaïs Saïed ?

Son premier quinquennat a été caractérisé par la liquidation des acquis démocratiques, une cure d’austérité et un virage géopolitique vers l’est.

Les mots sont les mêmes qu’en 2019, mais le ton est beaucoup plus martial : « Nous menons une bataille contre les corrompus et la corruption », assène le président à une petite foule réunie dans le quartier de Bab El Khadra (médina de Tunis). En 2019, il était seul, porté par l’espoir d’une population écœurée des magouilles parlementaires. Saïed allait de café en maraude pour affirmer son programme : haro sur la corruption, haro sur les élites corrompues, haro sur une décennie saccagée, une révolution dérobée. 72,3 % des suffrages exprimés se portèrent sur sa personne au second tour.

On klaxonna, on esquissa des danses de joie dans de nombreuses villes. Cinq ans plus tard, plus de klaxons, plus de danses, mais une addition de frustrations économiques et d’inquiétudes autour des libertés.

Une économie qui se serre la ceinture

L’homme n’a jamais promis des lendemains qui sourient. Il n’a jamais dissimulé qu’il administrerait une potion amère à un pays dévoré par l’économie de rentes, dont l’économie est aux mains de quelques dizaines de familles. Il suffit de regarder le capital des banques privées pour comprendre l’entre-soi qui règne. Lorsqu’il prend le pouvoir, juste avant les années Covid, les fondamentaux sont dans le rouge depuis plusieurs années. L’endettement public extérieur a bondi, passant de 54 % en 2011 – année de la révolution – à plus de 90 % en 2018. Le recours à l’emprunt sur les marchés financiers est devenu une nécessité pour financer un tiers du budget de l’État. Budget plombé par la masse salariale de la fonction publique, plus de 44 % des dépenses de l’État.

Sur une population active de 4 millions de Tunisiens, fonctionnaires et agents des entreprises publiques sont près de 900 000. L’État tunisien est insatiable : il fabrique des pneus, du ciment, du papier, des cigarettes… La totalité des entreprises publiques est dans le rouge, le conjoncturel devenant par force structurel.

Kaïs Saïed n’hérite pas de cette situation lorsqu’il est élu puisque ses pouvoirs sont limités par la Constitution de 2014 : affaires étrangères, défense et garant du texte constitutionnel. Durant vingt mois, il observe une Assemblée des représentants du peuple paralysée par l’absence de majorité, rongée par des alliances contre nature, des députés qui se battent physiquement – on se gifle, le sang perle dans les couloirs, un fiasco organisé par deux partis : le PDL d’Abir Moussi et le mouvement islamo-populiste Karama. Ils rivaliseront d’hostilités, provoquant sit-in et invectives au cœur de l’hémicycle.

Il faut revoir les images d’Abir Moussi, mégaphone à la bouche en plein Parlement, pour comprendre la folie destructrice de l’époque. Conséquence, Kaïs Saïed brandit l’article 80 de la Constitution qui permet au président de « geler le Parlement » en cas de « périls imminents ». Le 25 juillet 2021, des véhicules sécuritaires prennent possession du Bardo. Rached Ghannouchi, alors président de l’ARP, dit à un soldat qu’il « défend la Constitution ». Celui-ci cingle : « Je défends la patrie. »

Ridha Lénine, son conseiller et mentor

À partir du 25 juillet 2021, Saïed détient tous les leviers du pouvoir. Il licencie l’ARP, jette la Constitution au feu, supprime le poste de Premier ministre. Il réécrit de sa main (à la plume) une nouvelle Constitution, plus religieuse, façonne un système bicaméral ou le peuple aura le droit de révoquer ses élus à tout instant, dirige par décret-loi que nul ne peut contester, justice incluse.

Dans son ADN, une idéalisation du petit peuple, paré de toutes les vertus, face à des élites corrompues, cupides, manipulées par la main de l’étranger. La révolution de 2011 aura débuté sur une injustice sociale : un vendeur illégal de fruits et légumes s’immole après avoir été maltraité par la police et la municipalité de Sidi Bouzid. La mort de Mohamed Bouazizi embrase une population écœurée de la corruption du régime, qui ne se cache pas, se donne en spectacle. La Banque mondiale estimera que le clan Ben Ali aura volé plus de 5 milliards de dollars. Lorsqu’il évoque les dix ans de la démocratie, Saïed parle d’une « décennie noire », un clin d’œil appuyé à la guerre civile qui a fait plus de 150 000 morts en Algérie.

Son principal conseiller et inspirateur se fait appeler Ridha Lénine. Une extrême gauche panarabe, souverainiste, prend le pouvoir dans les ministères et à la tête de certaines administrations. L’idéologie prend le pas sur la compétence. Après avoir demandé au gouvernement de solliciter un plan FMI, l’institution proposant 1,9 milliard de dollars en plusieurs étapes, un geste qui rassure les différents acteurs économiques, Kaïs Saïed tourne les talons.

Le recours à l’endettement extérieur n’ayant pas été un succès – il aura payé les factures courantes –, il est décidé de faire appel aux banques tunisiennes. Certaines dépasseront les plafonds fixés (pas plus de 25 % des fonds propres prêtés à l’État), 30-35 %. Le service de la dette extérieure sera honoré. Le chômage dépasse les 16 %, l’inflation taquine toujours les 7 %, la balance du commerce extérieur est largement déficitaire à cause du déséquilibre des échanges avec la Chine, la Russie, la Turquie ou l’Algérie. Début août, le président effectue un grand ménage autour de lui. Le clan des marxistes-maoïstes plie bagage sur conseil poli mais ferme de l’armée. Des technocrates sont nommés à tous les postes du gouvernement. À Carthage, la famille et la belle-famille du président l’entourent, son frère Naoufel, sa belle-sœur… « Quand ça ne va pas, on resserre les liens du sang », commente un ancien ministre.

Une élection verrouillée

La réélection s’avérant compliquée – certains sondages sous le manteau le créditent de 20 % –, « tout a été fait pour verrouiller le scrutin », analyse Michael Ayari, principal analyste pour l’International Crisis Group. Candidats empêchés, emprisonnés, médias cadenassés, journalistes sous les barreaux, le climat est toxique. Le bilan économique joue contre Saïed, de nombreux Tunisiens n’ont rien vu venir de la « redistribution des richesses des corrompus ». Quand au champ de ruines démocratique, il indiffère une large partie de la population. Cependant, la dictature Ben Ali avait sauté sur le cocktail crise économique, injustices d’État, absence de libertés. L’erreur sera-t-elle commise une seconde fois ? Réponse le 6 au soir.

Par Benoît Delmas , Lepoint.fr du 6 octobre 2024