Des milliers de jeunes Turcs se mobilisent dans la rue et dans les universités pour dénoncer la dérive autoritaire du régime d’Erdogan depuis l’arrestation du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu le 19 mars. Plus qu’un soutien à l’opposition, ils revendiquent un « changement de système ». Témoignages.
La jeunesse turque ne lâche rien. Depuis l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et principal opposant au président Recep Tayyip Erdogan, le 19 mars, une vague de protestation étudiante secoue la capitale turque. Dans les rues ou sur les campus, les jeunes ne manifestent pas uniquement pour la libération du maire issu du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), mais pour une remise en cause plus large d’un système autoritaire incarné par l’AKP, au pouvoir depuis plus de 20 ans.
« On veut juste vivre le jour où il sera parti », souffle Betül*, une jeune femme rencontrée par France 24 lors d’une manifestation dans le quartier de Sisli. « On veut juste changer le système. Récupérer nos droits. »
Si la mobilisation avait marqué une pause pendant l’Aïd el-Fitr, marquant la fin du mois de ramadan, et la fermeture des universités, elle est repartie de plus belle cette semaine à Istanbul. Mais le prix de la contestation est lourd : près de 2 000 personnes ont été arrêtées depuis le début du mouvement, selon le ministère de l’Intérieur, qui ne communique plus de bilan depuis le 27 mars. Parmi elles, des étudiants, des journalistes, des professeurs, parfois même des mineurs.
Selon des avocats, les chiffres réels seraient bien plus élevés. Plus de 300 étudiants ont été placés en détention provisoire après leur arrestation et des députés du CHP ont fait état de témoignages de jeunes et de mineurs affirmant avoir été « maltraités » par la police. Jeudi, deux tribunaux d’Istanbul ont toutefois ordonné la libération de 107 étudiants arrêtés pour avoir participé à des rassemblements « illégaux », selon l’avocat de l’un d’eux. L’assignation à résidence d’au moins 25 autres étudiants a également été levée.
Gezi, une mémoire encore vive
Dans les rues d’Istanbul, les slogans et les tags font directement référence au mouvement de Gezi, ce soulèvement populaire de 2013 né de la contestation contre un projet d’aménagement urbain, devenu symbole de la lutte pour les libertés en Turquie. Pour toute une génération, c’est la seule mémoire de contestation politique qu’ils aient connue.
« Les gens ne devraient pas craindre leur gouvernement, c’est le gouvernement qui devrait craindre son peuple ! », clame Gökhan*, le visage caché par une cagoule. « Si le gouvernement ne change pas, ma détermination ne changera pas non plus », ajoute-t-il. « Je tiendrai toujours bon, même enchaîné, même dans un cachot, même sous la menace d’une arme. Je ne changerai jamais, car telle est la mission que m’a confiée Mustafa Kemal Atatürk. »
Comme Gökhan, beaucoup de jeunes voient en Mustafa Kemal Atatürk un modèle. Fondateur de la République turque en 1923, Atatürk représente, pour une partie de la jeunesse et des classes urbaines, le symbole d’un idéal trahi par le pouvoir actuel. Défenseur d’un État laïque, tourné vers l’Occident et détaché de l’héritage ottoman, il s’opposait à toute forme d’Islam politique. À l’inverse, Recep Tayyip Erdogan incarne une Turquie plus religieuse, conservatrice et nostalgique de son passé impérial.
Parmi les manifestants, Mirac* dissimule son visage sous une casquette et un col relevé jusqu’au nez. Malgré la crainte de la présence policière, il insiste sur la nécessité d’agir : « Nous devons continuer à nous battre chaque jour. Honnêtement, j’ai peur. Mais si tout le monde reste paralysé par la peur, rien ne changera. C’est justement pour ça qu’on doit continuer. »
« La volonté des jeunes fera reculer le gouvernement »
Face aux risques d’arrestation, les étudiants réinventent les formes de mobilisation. Boycotts universitaires et économiques, concerts, actions sur les réseaux sociaux : la contestation se déploie désormais sur tous les fronts.
« Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est une jeunesse qui n’a connu qu’un seul système, et qui n’en peut plus de voir les libertés se restreindre », relate Julie Dungelhoeff, envoyée spéciale de France 24 en Turquie. « Ils réfléchissent et expérimentent des actions moins risquées pour éviter l’arrestation. »
Dans certaines universités, comme celle de Galatasaray, les étudiants organisent chaque jour des forums de discussions où s’échangent idées et autres slogans. « Pour être honnête, nous ne nous attendions pas à une opposition aussi forte des étudiants », confie une professeure de la prestigieuse université stambouliote, sous couvert d’anonymat. Elle raconte avoir vu naître une solidarité inédite entre enseignants et étudiants.
Le 25 mars, à l’appel du syndicat Egitim-Sen, une journée de grève a été menée dans plusieurs établissements. « L’un de nos collègues a été arrêté. Depuis, un lien plus organique s’est formé entre nous en termes de lutte commune », explique cette universitaire engagée.
Dans le même temps, le taux d’absentéisme a explosé, certains étudiants refusant de retourner en classe tant que leurs camarades ne seront pas libérés. « Le régime tente d’étouffer les réactions par la pression et la force. Cependant, je pense que la volonté des jeunes et du peuple fera reculer le gouvernement », veut-elle croire.
Plus prudente, plus inventive, mais tout aussi déterminée que celle de Gezi, cette jeunesse turque veut écrire le prochain chapitre de l’histoire du pays. « Je suis certain que ce mouvement va tout changer, parce que tout le monde ne désire qu’une chose : la démocratie et aucune violence », résume Yusuf*. « On veut juste le retour de notre démocratie. »
Remarque : Par souci de sécurité et à leur demande, les prénoms des personnes citées dans cet article ont été remplacés